Cultiver la couleur
Avant le développement industrielle de la fin du XIXème siècle des pigments et des colorants de synthèse, les pratiques du colorique furent dominées par deux grandes familles de matières colorantes ayant des origines et des potentialités tout à fait différentes : les pigments – poudres colorées le plus souvent d’origine minérale qui demandent à être dispersées dans un milieu dans lequel elles sont insolubles et dont la mises en œuvre est picturale – et les colorants – des composés colorés de molécules organiques solubles dans leur milieu d’emploi le plus souvent d’origine animale ou végétale et dont la mise en œuvre est tinctoriale. Notons que le foisonnement des techniques de coloration et leurs articulations rendent les choses plus complexes : certains colorants sont associés à des pigments en peinture, des techniques comme l’aquarelle ou le lavis associent les pigments aux colorants et certaines encres peuvent être selon les cas issues de peintures ou des teintures.
Dans la famille des colorants, ceux d’origine végétale ont parfois d’autres potentialités, notamment gustatives, aromatiques et même médicinales. C’est le cas du safran, produit à partir des stigmates de la fleur du Crocus sativus, qui est à la fois un colorant, un épice et un aromate (Dupont, 2002).
Interculturalités du safran
Le terme safran est issu, par le latin médiéval, de l’arabe zaferan, lui-même composé à partir de l’arabe asfar et du persan safrâ et zard, autant de termes faisant référence à la couleur jaune (Dupont, 2000 ; 2003a) et témoignant de son usage tinctorial. La teinture textile au safran existait déjà en Mésopotamie et en Égypte, notamment utilisée pour vêtir les rois assyriens ou encore pour teindre le linceul et les bandelettes des momies égyptiennes. Dans l’Antiquité classique, les vêtements teints au safran demeurent l’apanage des divinités et des figures héroïques ou de pouvoir. Eos, la déesse grecque de l’aurore est vêtue d’une robe de safran et Arianne abandonnée par Thésée, est élevée par Dionysos au rang des immortelles par un voile de safran. Chez les Grecs et les Romains cette sacralisation du port d’un tissu teint de safran se retrouve dans certains rituels : à Rome la teinture au safran est portée par les initiés lors de la cérémonie du krokosis des mystères d’Eleusis ou encore par les mariées (Dupont, 2003a, p. 74-75 ; 2002, p.82).
La teinture au safran, associée à la richesse et au pouvoir, se développa dans les cultures arabes et dans la noblesse médiévale de l’Europe du Sud principalement en Italie et dans la péninsule ibérique. En Inde, les robes teintes au safran sont initialement celles des Rajputs venus de haute Asie au début de l’ère chrétienne et des dignitaires de la religion bouddhique (Dupont, 2003a, p. 74-75).
Les couleurs du safran teintent aussi la peau, rehaussant l’éclat du visage de Cléopâtre (Dupont, 2003a, p. 74-75) et utilisées traditionnellement dans certaines régions berbérophones de l’Anti-Atlas marocain comme colorant corporel (Dupont, 2003b ; 2000). Le safran est aussi utilisé sous forme d’encre dans les manuscrits de l’Occident médiéval et renaissant, dans les miniatures persanes ainsi que dans la calligraphie traditionnelle Marocaine (Dupont, 2000).
Les premières traces écrites de l’usage du safran, tant dans le recueil chinois de matière médicale de Shennong que dans le papyrus égyptien d’Ebers, font état de son usage en pharmacopée. D’ailleurs, comme ingrédient mêlant le culinaire au diététique et à la pharmacopée, il intègre les arts culinaires des cultures de langue sémitiques, persanes, grecques puis romaines. C’est toujours dans cette triple dimension qu’il sera très présent dans la cuisine médiévale européenne. Les arts culinaires arabes et espagnols continuent à lui donner une place de choix et certains plats populaires européennes témoignent encore de ces anciennes filiations (Dupont, 2002, p.102).
Le safran considéré parfois en France comme une épice exotique y fut pourtant cultivé durant des siècles. Il aurait été introduit au XIIème siècle, en Provence par des échanges directs ou indirects avec l’Orient et la culture arabe mais il était sans doute déjà présent avant, importé par les colons romains avant la chute de l’empire. Le safran sera cultivé dans le Gatinais, le Quercy et l’Albigeois s’étendant jusqu’en Normandie (Dupont, 2003a, pp.66-67 ; Dupont, 2001). Durant la période médiévale, il est utilisé en teinture, dans l’art culinaire, la diététique et la pharmacopée. Les recherches de Mireille Vincent-Cassy (Vincent-Cassy, 1993) montrent qu’entre le XIIIème et le XIVème siècle, la couleur prend une place de plus en plus importante dans la cuisine de la noblesse qui sera suivie par celle de la bourgeoisie. Durant cette période le safran exprime alors son potentiel chromatique participant aux « potages de couleur » et aux « dîners de couleur » (Vincent-Cassy, 1993).
Polysensorialité de la couleur
Épice, aromate et colorant le safran tisse des liens entre les poïétiques culinaires et picturales comme l’illustre une légende de la Renaissance italienne : une préparation safranée destinée à la réalisation de la fresque d’une église serait tombée dans la marmite des artisans donnant naissance à la recette du risotto milanais. Durant cette période le safran est effectivement utilisé pour les fresques et pour l’enluminure principalement pour les jaunes d’or mais aussi pour les verts en association avec le vert-de-gris (Dupont, 2003a, p.70-71). L’enluminure au safran des plats et des peintures paraît liée au potentiel chromatique mais aussi à des enjeux sémantiques liés à sa propre préciosité. Durant l’unique et brève floraison automnale de la fleur du Crocus sativus, il faudra récolter une centaine de milliers de fleurs pour obtenir, après le laborieux travail d’émondage, cinq kilogrammes de stigmates frais, qui donneront après séchage un kilogramme de safran. De par sa dimension culturale, le safran est effectivement un « or végétal », et fut d’ailleurs utilisé en Occident comme monnaie d’échange, au même titre que le poivre, en raison de sa rareté, de son faible poids et de sa valeur élevée (Dupont, 2003a, p.72-73 ; Thiercelin, 1993, p.284).
Le safran colore d’or les plats qu’il épice et parfume les peintures qu’il colore. Dans l’Antiquité, les murs d’un temple dédié à Athéna à Élis, sont, selon Pline l’Ancien, enduit par le peintre Panainos d’un mélange composé de lait et de safran de sorte que si l’on frotte ce mur avec un doigt humecté de salive, il s’en dégage une odeur et un goût de safran (Reinach, 1985, p.172-173). Le mythe de ce temple d’Élis possède des points communs avec une légende attribuée au monastère syriaque de Mor Hananyo situé dans la Turquie actuelle. Selon les légendes de cette région, le nom local de Darulzeferan de ce monastère, composé à partir de « zeferan » (safran), serait dû au mélange du safran dans le revêtement de la bâtisse qui permit d’obtenir la couleur jaune de ses murs. Des antiques murs du temple d’Élis au monastère de Darulzeferan apparaît la convergence poïétique d’un petit pan de couleur jaune qui se goûte au sens propre du terme (Dupont, 2002, p.110).
Le krokos rouge sang et l’origine végétale du safran
Si l’étymologie arabo-persane du safran se constitue à partir de ses potentialités colorantes, l’étymologie grecque le nomme, quant à elle, par son origine végétale. Elle permet ainsi de comprendre les liens créés par les colorants végétaux entre le culturel et le cultural (Dupont, 2001) qui interrogent la relation entre la production du colorique et notre environnement.
Ainsi, le safran est nommé dans la Grèce antique krokos dont la racine étymologique signifiant « poil » ou « filament » se réfère à la forme des stigmates rouges de la fleur dont il est issu (Dupont, 2003a, p. 76-77). Dans un mythe antique, Krokos fut blessé mortellement à la tête par Hermès ; s’écroulant sur le sol, la terre buvant son sang, fleurit alors une fleur aux stigmates rouge sang. C’est en ce sens que la célèbre phrase de l’Illiade de Homère décrivant la déesse de l’aurore Eos et son manteau de safran éclairant la terre est si difficile à traduire. Le terme grec « krokopéplos » utilisé par Homère peut à la fois être traduit par voile teint au safran – aux couleurs jaunes, or et orange – mais aussi comme étant un manteau de crocus – ces fleurs aux pétales violettes – ou encore un manteau de krokos – les stigmates rouge sang de la fleur. Cette polysémie du terme est ainsi aussi une polychromie qui rend compte de l’ensemble de la palette des nuances de l’aurore.
Le terme Crocus succèdera chez les romains au Krokos grec puis sera au XVIIIe siècle utilisé par le botaniste Joseph Tournefort pour définir l’ensemble de cette famille des Iridacées. Quelques années plus tard, Carl Linné définira le terme de Crocus sativus pour spécifier la fleur produisant le safran. Le terme sativus signifiant cultivé pour nommer ce triploïde, stérile à l’état naturel (Dupont, 2003a, p. 76-77) qui serait issu notamment de mutations du diploïde Crocus cartwrightianus.
La stérilité de la fleur de safran en fait un remarquable marqueur des échanges culturels à travers le temps car sans humains pour replanter les bulbilles de safran et sans usages justifiant cette mise en culture elle ne peut se reproduire. Ainsi, ces bulbes passèrent entre les mains assyriennes, égyptiennes, crétoises, grecque et romaines. Elles furent mises en terre dans le sillage des cultures arabes de l’Extrême-Orient jusqu’en Espagne. Elles suivirent les croisés dans leur retour en France et les colons de Cornouailles dans leur départ pour le nouveau monde. Cette fleur fragile suit ainsi l’humanité sans interruption depuis l’âge du bronze et ce passé commun questionne le futur de nos relations au vivant.