Couleur et compossibilités
ENC - IIS

Color and compossibilities. ENC- IIS

Cécile CROCE

Résumé

La couleur ne se laisse pas facilement définir : phénomène culturel, elle dépend étroitement de la société donnée (et donc des sociétés considérées), des approches choisies (si nombreuses !), de sa perception (mais qu’est-ce que voir ?), de nos émotions (si compliquées à saisir), du langage qui la nomme (comment la nommer au final ?). Le nombre de couleurs discriminées est aussi fonction des disciplines de l’étude : anthropologie, sociologie, arts, sciences physiques… et de leur ambition : en repérer les symboliques, les usages linguistiques, ou la composition chromatique. A propos de la couleur, rappelle, Hervé Fischer, Les spécialistes n’ont jamais pu s’entendre entre eux …Et c’est pourquoi nous les invitons dans notre ENC, site de travail collectif en constante évolution. Selon un travail patient qui touche à l’« irrationalité irréductible » de nos sociétés.

Abstract

Color is not easily defined : a cultural phenomenon, it depends closely on the given society (and therefore on the societies considered), the approaches chosen (so many!), its perception (but what is seeing?), of our emotions (so complicated to grasp), of the language that names it (hox to name it n the end?). The number of discriminated colors is also a function of the disciplines of the study: anthropology, sociology, arts, physical sciences… and their ambition: to identify the symbols, the linguistic uses, or the chromatic composition. About the color, Hervé Fischer recalls that specialists have never bee able to agree among themselves… And that is why we invite them to our ENC, a collective work site in constant evolution. According to a patient work that touches on the “irreductible irrationality” of our societies.

La couleur, les couleurs

Malgré une définition apparemment simple : « qualité de la lumière », « renvoyée par la surface d’un objet », « selon l’impression visuelle qu’elle produit » [ref], la couleur ne se laisse pas si facilement saisir. Est-ce parce qu’elle touche le domaine de la « qualité » (non de la quantité) du médium même qui nous permet de voir (la lumière) dans la condition d’une certaine trajectoire (de la surface de l’objet au sujet percevant) ? Mais qu’est-ce qu’un sujet « percevant » ? Phénomène physique, physiologique, psychique, la couleur est liée à des paramètres multiples : optiques, phénoménologiques, symboliques, communicationnels, artistiques, idéologiques, mythiques, jouant sur les niveaux individuel et collectif. Parfois, les approches apparaissent fort divergentes : par exemple suivant la voie scientifique ou magique – Plus encore : comme le remarque Hervé Fischer dans Mythanalyse de la couleur [ref], les significations magiques de la couleur peuvent varier jusqu’à l’opposé d’une société à l’autre : « la couleur est un phénomène culturel » (Pastoureau, 1992, p.12). Les couleurs ne se reçoivent, ne se ressentent, ne se comprennent, ne se voient pas de la même façon selon les communautés humaines concernées ; [ref] pire : selon les individus appartenant à la même communauté, voire selon les moments de leurs vies ! Ici la couleur comme adjectif (la fleur couleur rouge) prend le pas sur la généralité de la couleur comme sujet, cet adjectif devenant à son tour un nom, celui de la couleur spécifiée, qui appelle à son tour des qualificatifs et leurs connotations (le rouge sang du coquelicot). Or, la couleur ne saurait être considérée seule : elle s’inscrit dans l’interdépendance des autres couleurs qui composent sans doute une société ou une sensibilité à un moment donné. Pour elle et elles, nous proposons de parler de palettes.

Nommer la couleur, la mesurer ?

La difficulté du choix des mots fait écho au relativisme de la couleur. « En fait, il y a toujours loin de la couleur « réelle » d’un objet à la couleur que nous en percevons, et de cette perception au nom familier que nous lui attribuons ; voilà au moins trois degrés de différences qui s’additionnent. Et il y a beaucoup d’approximation, voire d’irréalité dans chacune de ces notions », écrit Hervé Fischer (Fischer, 2023, p. 22). Comment nommer la couleur ? Comment être sûr que ce bleu dont je parle est le même que celui qu’imagine mon interlocuteur ? Comme tant de notions abstraites, de l’ordre des sentiments ou des émotions (la pensée, l’amour, le beau…), la couleur est un référent mouvant selon les cultures et les personnes. Pourtant, n’est-elle pas au contraire ce qui se perçoit par un de nos sens, commun aux humains (sauf privation) : la vue ? Ce sens n’est-il pas, au fond, ce qui pose problème quant à la détermination de la couleur ? Voir et voir seulement, sans autre moyen de vérification, par le toucher par exemple – c’est alors sur la question des sens que viendrait buter la raison [ref]. Voir sans pouvoir se départir de son arrière-plan psychique irradié d’intentions, de censures ou de désirs : le regard. Si proche de l’affectivité, puisée peut-être à « notre originelle folie » à la source commune du rêve et de la perception, comme l’écrit Christian David se souvenant de Marion Milner ; « Iris au service d’Eros » (David, 1991, p. 7-8).

L’humain ne peut compter sur sa propre perception de la couleur ; nonobstant, la couleur existe-t-elle ? Les couleurs peuvent-elles être mesurées ?

Si la couleur s’envisage comme un « continuum », l’humain en discrimine certaines. Peut-on les classifier ? Les 11 couleurs « universelles » élaborées par les anthropologues Brent Berlin et Paul Kay à partir de leurs nominations en différentes langues, sont des points d’accroche de la symbolique, même si celle-ci n’est pas stable comme le montre l’étude sociologique d’Hervé Fischer dans Les couleurs de l’occident proposant plutôt le repérage d’indicateurs sociochromatiques d’une société donnée.

L’approche chromatique relève non pas 11 mais 12 couleurs en comptant les primaires, les secondaires et les tertiaires du cercle chromatique. Mesurer les couleurs est bien l’ambition de la colorimétrie, les repérant d’après leurs fréquences lumineuses (selon les longueurs d’ondes), qualifiant les nuances, définissant des caractères comme la transparence ou le brillant, des paramètres comme les textures des surfaces. Malgré la complexité de cette approche scientifique (elle-même sujette comme le rappelle une épistémologie des sciences, des langages symboliques, ou des imaginaires, depuis Foucault, Cassirer, Bachelard, à l’idéologie du socle considéré), il apparait que les couleurs ne se laissent pas définir. Pas plus par les sciences exactes que par les sciences humaines, remarque Hervé Fischer. « Les spécialistes déclarés de la couleur, de son histoire, de ses usages, de sa physique optique ou de sa puissance onirique, de la chromothérapie ou du fonctionnalisme, n’ont donc jamais pu s’entendre entre eux, chacun choisissant son bord avec fermeté au vu de tant de contradictions apparentes qui donnent le vertige » (Fischer, 2023, p. 10-11). « Territoire à part », à la fois codifié et sensible, Hervé Fischer considère la couleur comme une « irrationalité irréductible » de nos sociétés (Fischer, 2023, p. 32) – notre IIS.

Vers une Encyclopédie numérique (ENC)

Parce que les spécialistes n’ont « jamais pu s’entendre entre eux », nous les invitons sur notre ENC. Non pas pour les mettre d’accord, mais pour accueillir leurs différentes approches comme parfois autant de mondes parallèles qui ne se croisent pas mais lancent entre eux quelques passerelles en tension ou en ouverture (en liens hypertextes). Ne pas s’entendre mais se retrouver dans un même espace offert au public, qui rend compossible dans la mesure même des débats qu’ensemble tous ces discours suscitent. Sciences dures et sciences humaines et sociales, sciences de l’art et arts. Le numérique est ici un outil, au service d’une construction collective, entre des chercheurs qui ne « s’entendent pas » mais qui s’écoutent. Une construction confiée à une intelligence collective avec ses dissensions, ses failles et ses heureuses surprises. Aussi bien, l’ENC fait appel à des spécialistes du numérique (ingénieurs en informatique, chercheurs en sciences de l’information et de la communication) afin d’élaborer un site complexe et en constante évolution, de structurer et repérer (écrire numériquement une couleur en deçà de ses divergences de restitutions et de perceptions visuelles). Ils travailleront de concert avec des spécialistes du langage (chercheurs en traitement automatique du langage, chercheurs en sciences du langage) puisqu’à chaque pas l’ENC ne manquera pas de reposer la problématique question de la nomination. L’ENC, en travail infini, comme le remarquait Bernard Lafargue, devra avoir la patience de Nestor : Encore, Nestor a son Charme – notre ENC.

Bibliographie

  • Bachelard, G. (2000). La formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, Paris (France), Vrin, 304 p. (Bibliothèque des textes philosophiques).
  • Berlin, B. et Kay, P. (1991). Basic Color Terms : Their Universality and Evolution, University of California Press (USA), 196 p.
  • Cassirer, E., Le langage. La philosophie des formes symboliques I (1972), Paris (France), Les éditions de Minuit, 360 p. (Le sens commun, traduit de l’allemand par Ole Hansen-Love et Jean Lacoste).
  • David, C. et al. (Artières, M., Hersant, Y., Gagnebin, M., Rabaté, J.M.) (1991). Question de couleurs, IXes Rencontres psychanalytiques d’Aix-en-Provence Paris (France), Les Belles Lettres, 139 p. (Confluents psychanalytiques).
  • Fischer, H. (2023). Mythanalyse de la couleur, Paris (France), nrf Gallimard, 432 p. (Bibliothèque des Sciences humaines).
  • Fischer, H. (2019). Les couleurs de l’Occident. De la Préhistoire au XXIe siècle, Paris (France), Gallimard, 512 p. (Bibliothèque illustrée des Histoires).
  • Foucault, M. (2008). L’archéologie du savoir, Paris (France), Gallimard, 294 p. (Tel n°354).
  • Pastoureau, M. (2007). Dictionnaire des couleurs de notre temps. Symbolique et société, Chamalières (France), Christine Bonneton, 255 p. (Images et Symbole).
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