Le noir, qui fut d’abord considéré comme une absence de lumière et donc de couleur, puis codé strictement pour marquer le deuil, puis par la Réforme pour affirmer l’honnêteté achromatique de la bourgeoisie puritaine au XIXe siècle, est devenu aujourd’hui une couleur primaire comme le rouge et le bleu.
Black, which was first considered an absence of light and therefore of color, then coded strictly to mark mourning, then the Reformation and the achromatic honesty of the Puritan bourgeoisie in the 19th century, has today become a primary color like red and blue..
En Occident le noir fût d’abord associé à l’absence de lumière divine, donc au chaos, au mal, au péché, mais aussi à la mort, donc au deuil. Au XVe siècle le roi français Philippe Le Bon porta le noir toute sa vie pour exprimer le deuil de son père Jean sans Peur assassiné, invitant toute sa cour à faire de même, puis lorsque le royaume de Bourgogne passa sous la couronne de Charles Quint, la teinture en noir des vêtements étant difficile et coûteuse, les aristocrates de la cour de Charles Quint, puis de Philippe II l’adoptèrent à leur tour, le noir devenant alors symbole de richesse, de puissance et d’élégance, tandis qu’à la cour de Louis XIV, ce sont au contraire les couleurs vives et chamarrées qui marquèrent la puissance aristocratique et obligèrent les princes féodaux à se ruiner somptuairement en factures de tissus et de tailleurs, se soumettant ainsi aux pensions royales.
Le noir est devenu au XVIIe siècle avec la Réforme luthérienne et calviniste l’affirmation rebelle et codée du refus de la somptuosité chromatique dont se paraient les princes et les prélats de l’église catholique. Le noir fut donc alors une couleur politique, exprimant l’austérité pieuse due à Dieu, mais aussi la contestation politique du pouvoir de l’aristocratie et du Vatican.
Après la Révolution française le noir, lié au blanc des toges de l’antiquité fut la couleur du classicisme napoléonien, puis de la bourgeoisie, symbole incontournable d’honnêteté dans les affaires, la justice et la médecine pendant un siècle. Ce noir était moins une couleur en soi qu’un achromatisme, un refus des couleurs voyantes. On comprend alors le scandale que provoqua le gilet rouge de Théophile Gautier lors de la bataille des romantiques contre les classiques, puis l’audace des artistes impressionnistes qui découvrirent, en sortant des ateliers clairs-obscurs pour peindre en plein air, la luminosité de l’air, le bleu des ombres, les couleurs de la vie ordinaire et de la nature. Cet usage révolutionnaire des couleurs pures sorties directement du tube de peinture, commercialisé à partir de 1841, exclu le noir du bitume néoclassique, bien qu’Édouard Manet dans Le Balcon (une toile inspirée de Goya datant de 1814) en use déjà comme d’une couleur à part entière, et redouble cette audace dans son fameux Déjeuner sur l’herbe (1862-23) et plusieurs portraits, dont L’Amazone (1882).
Les peintres fauvistes, pour affirmer leur rébellion anarchiste dans une débauche de couleurs, évitèrent bien sûr le noir, mais Matisse en usa plus tard comme d’une couleur, affirmant que « le noir est une couleur », puis d’autres peintres affirmèrent sa pleine puissante chromatique avec notamment des monochromes noirs (Rauschenberg), poussés à l’extrême dans l’ultra-noir de Pierre Soulages qui en chercha la lumière qui s’y réfléchit ou au contraire d’Anish Kapoor qui en breveta l’absorption dans un « noir absolu » et qui fut aussitôt imité par un autre artiste, Stuart Semple qui utilisa un autre matériau tout aussi mat et en offrit l’usage gratuit à tous à condition de remplir un formulaire en interdisant l’usage à Anish Kapoor en garantissant que : « Vous n’êtes pas Anish Kapoor, vous n’avez aucun lien avec Anish Kapoor, vous n’achetez pas ce produit pour le compte d’Anish Kapoor ou d’un de ses associés. »
Le noir a gardé au cours des siècles en Occident simultanément ces divers liens symboliquement codés avec la mélancolie (« Noir, c’est noir » chante Johnny Halliday), le mystère, le deuil, l’austérité, la piété, le mal (chat noir, mouton noir, marché noir, littérature policière) ou au contraire le dandysme. On le retrouve aussi bien au XXe siècle dans la mode des « blousons noirs », la lingerie pour bébé de la designer Sonia Rykiel (1987), la lingerie érotique et le cuir noir, la mode Cardin, en analyse psychologique dans le « choc du noir » (tests de Rorschach).
Les premières voitures produites en série par Ford offraient le choix : « noir ou noir » et les voitures officielles, comme les limousines funéraires ou les berlines ordinaires ont toujours été noires par élégance, distinction, respect des hommes politiques importants, des morts, du rang social de leurs propriétaires.
Nous avons très bien vécu avec le cinéma, la photographie, la radiographie, la télévision en noir et blanc qui passèrent pour une vision « naturelle » pendant plusieurs générations sans que nous éprouvions de manque par rapport aux couleurs du monde réel et nous avons même dû nous adapter à leur colorisation, qui nous est d’abord apparue comme une surcoloration. Nous avons dû renoncer au noir de l’écriture et de la radioscopie, de la science sérieuse dans l’imagerie scientifique en fausses couleurs bonbons qui permet une bonne lisibilité des corps célestes.
Le noir est aussi codé politiquement dans le racisme (Black Panther, #Blacklivesmatter) qui demeure de nos jours un problème social tragique. En Chine, où le noir est la couleur symbolique de l’eau, la calligraphie à l’encre se doit traditionnellement d’être noire, les cheveux des hommes aussi dont la teinture dissimule le blanchiment lié au vieillissement et donc une perte d’énergie, de pouvoir.
Le noir est donc devenu une couleur codée symboliquement, bien qu’elle n’apparaisse pas dans l’arc-en-ciel, et n’ait pas d’existence optique. Et cette symbolique peut être totalement contradictoire selon les cultures : le deuil en Occident, alors qu’en Chine c’est le blanc qui le symbolise, qui lui évoque en Occident la virginité. En Chine même, le noir peut évoquer la respectabilité des personnages importants, mais aussi le secret, la mafia, l’argent sale (« noir »). On l’a vu, en Occident, le noir a évoqué le deuil, mais aussi le pouvoir dans les cours royales, puis l’austérité révolutionnaire de la Réforme, la piété et l’honnêteté du bourgeois, mais aussi le dandysme vestimentaire, et l’érotisme. Ce bref parcours montre qu’une couleur inexistante dans le spectre des couleurs peut devenir dans les usages sociaux une couleur primaire comme le bleu, le rouge ou le vert, avec des significations symboliques divergentes selon les récits auxquels elle est liée. De même que le rouge peut être la couleur qui exciterait prétendument le taureau dans la tauromachie, mais qui nous donne ordre de nous arrêter sur un feu de signalisation routière, tandis que le vert, prétendument apaisant sur un billard ou un tapis de casino, nous oblige à reprendre de la vitesse. C’est ce que dévoile la mythanalyse de la couleur : les couleurs du monde ne sont pas celles de notre système perception, ni de notre psychologie. Ce sont celles de nos mythes.