La couleur rouge d’un corps-exilé

The red color of an exiled body

Camila Moreira

Résumé

Ce texte présente, à partir de l’analyse iconographique d’une œuvre, la couleur rouge comme interlocutrice de l’exil. Associée au bonheur, à la vie, mais aussi à la douleur et à la souffrance, elle peut être l’abîme de l’artiste ou même sa poïétique. La recherche s’appuie sur une pratique par laquelle je produis des œuvres attachées à une collection d’objets personnels. Liée à une recherche des origines, elle traite du déplacement physique, de la rupture que j’ai expérimentée jusqu’à la reconnaissance d’un corps-exilique rouge.

Abstract

This text presents, based on the iconographic analysis of a work, the color red as an interlocutor of exile. Associated with happiness, with life, but also with pain and suffering, it can be the abyss of the artist or even his poietics. The research is based on a practice through which I produce works attached to a collection of personal objects. Linked to a search for origins, it deals with physical displacement, from the rupture that I experienced up to the recognition of a red exilic body.

La couleur rouge peut être associée au bonheur, à la vie, mais aussi à la douleur et à la souffrance. Elle peut se présenter en tant que discours et œuvre, entre le « sacré et le profane ». Dans les arts, le rouge a toujours été face aux narrations, aux pigments présents au paléolithique dans les grottes, aux peintures à la Renaissance, au baroque, dans les peintures de Matisse, Marc Chagall, Paul Gauguin ou Anish Kapoor, parmi d’autres artistes et mouvements artistiques.

Le rouge ici est mis en dialogue à l’idée de mouvement et aussi l’idée d’exil. L’œuvre Le bateau. À la table (2012), correspond à ce déplacement du corps, de celui qui part. Dans cette œuvre, le bateau est lui aussi destiné à partir, il va suivre son chemin vers des terres plus lointaines. Ici il y a la narration d’un corps exilé, que quitte une mort psychique certaine. Les bateaux en papier plié qu’on fabriquait dans mon enfance représentent mes souvenirs. Ils vont faire la traversée. Ils seront dans mon œuvre.

Partir

J’étais invitée à une exposition à Uberlândia, au Brésil en 2008. Cette invitation à exposer a interrogé le corps qui part toujours, mais aussi celui qui demeure dans nos souvenirs. Ainsi, j’ai créé une table en acier, avec une seule chaise. Sur la table, creusée dans sa masse, une niche en miroir avait été remplie d’eau et des petits bateaux en papier rouge plié y avaient été posés. Durant le mois qu’a duré l’exposition, l’eau s’évaporait. J’ai demandé à un employé du musée de remettre de l’eau deux fois par semaine, une fois pour le départ et l’autre pour le retour. Au fil des jours, les bateaux ont commencé à se décomposer et l’eau à prendre la couleur rouge du papier. D’abord les bateaux flottaient, se déplaçant lentement dans leur bassin. Puis jour après jour, on a vu des lambeaux de papier se défaire, les bateaux perdre leurs formes et prendre l’eau avant de finir leurs jours dilués dans l’eau devenue rouge sang. L’œuvre est une réflexion sur l’expérience de l’attente du départ et de l’arrivée. Le jour où ils décident partir, c’est aussi la marche vers l’exil. Je pense ici à l’œuvre de Chiharu Shiota, Dialogue from DNA (2004). Shiota a réuni environ 400 chaussures toutes reliées par un fil rouge à un seul et même point. Chaque chaussure perdue possède la forme du sujet qui la portait auparavant. Exposées et attachées, elles sont comme des corps oubliés. Leur trace est conservée quelque part. Auparavant migrantes, en constant déplacement, maintenant immobile, elles portent dans leurs formes la mémoire du sujet qui les possédait. « Toute mon œuvre porte sur la mémoire. […] Je pense que tout est à l’intérieur du corps, famille, peuple, nation, religion. […] Cette relation est intrinsèque. C’est parfois confortable, mais ce peut être aussi contraignant et paralysant » (Shiota, 2013, p. 23)

Attendre !

L’œuvre de Chiharu Shiota me renvoie au passé, à la trace laissée par le sujet qui part, comme le corps qui se déplace et migre, engendre l’attente. Attendre devient alors une action partagée et réciproque : celui qui reste attend, celui qui part doit aussi attendre son propre retour. L’attente devient un jeu du déplacement, mais aussi la représentation d’une couleur rouge de la douleur. Est-il possible d’envisager l’attente des choses immobiles, remplies de blancs ou d’autres visages multi couleurs ? « Attendre semble signifier pour elle la remise d’elle-même à une histoire qu’elle lui ferait une obligation de mener à bien et qui doit avoir pour conséquence sa marche progressive vers un but. […] Attendre, que fallait-il attendre ? Elle se montrait surprise, s’il lui demandait, car pour elle c’était un mot suffisant. Dès qu’on attendait quelque chose, on attendait un peu moins. » (Blanchot, 2008, p. 17)

Cet extrait du récit de Maurice Blanchot nous mène du réel vers l’imaginaire. J’envisage ce passage comme constituant de l’analyse du corps et de l’objet qu’il garde. L’œuvre Le bateau. À la table, présuppose le déplacement du corps ainsi que l’attente qui commence dès son départ. Lorsque ni les ordinateurs et ni encore moins Internet ne faisaient partie du quotidien, l’attente se construisait à partir d’objets réels qui donnaient une forme à l’imaginaire. Attendre pouvait ainsi avoir une odeur, un son, mais surtout, dans mes pensées, elle avait une couleur, celle du corps qui restait, du corps déplacé, du corps en exil. Cette couleur c’est le rouge, le rouge du sang qui fait fonctionner le corps, celui qui circule dans nos veines sans jamais s’arrêter. C’est le rouge de la vie, que je trouve aussi dans mes racines, mélangé à la poussière de ma terre, de mes origines, à la peau de mes ancêtres.

Rouge douleur et rouge-vie

Pour la culture chrétienne, le rouge sang pris en bonne part est celui qui donne la vie, qui purifie et qui sanctifie. C’est le rouge du Sauveur, celui qu’il a versé sur la croix pour le salut des hommes. Il est signe de force, d’énergie, de rédemption. Inversement, le mauvais rouge sang est symbole d’impureté, de violence et de péché. (Pastoureau, 1992, p.166)

Cette dualité du rouge correspond au rouge de mes souvenirs, celui, en effet, de la religion chrétienne transmise par mes parents et que j’ai toujours observée. J’en garde le rouge-douleur, le rouge-péché, mais oui, aussi le rouge-vie. Je laisse s’imprimer sur mes œuvres la force et la présence du rouge retenu de toutes mes expériences. Les bateaux de papier rouge flottaient doucement sur l’eau limpide, laissant apparaître entre leurs rondes le visage du spectateur qui se rapprochait pour regarder ce qu’il y avait dans le bassin. Leur dissolution progressive était le risque imposé par la vie et l’existence. Un bateau hors l’eau n’a pas de sens et un bateau une fois mis à l’eau doit partir, au risque du naufrage. L’eau a agi sur la coque des esquifs de papier et l’a détériorée. Leur couleur, leurs lambeaux resteront dans l’eau, où et pour laquelle ils ont existé. Avec cette œuvre, je m’interroge : que reste-t-il des couleurs des souvenirs d’enfance ? Comment la couleur, inscrite dans la mémoire, va-t-elle faire vivre l’expérience ? Le rouge dispersé dans l’eau est le nuage qui transporte le corps vers le lieu de la mémoire. Partir, revenir, repartir, revenir, toujours. Quand chaque retour est un départ et chaque départ un retour. Attendre, en boucle, à l’infini. Attendre, seulement attendre. L’attente étrangère, égale en tous ses moments, comme l’espace en tous ses points, pareille à l’espace, exerçant la même pression continue, ne l’exerçant pas. L’attente solitaire, qui était en nous comme passé au dehors, attente de nous sans nous, nous forçant à attendre hors de notre propre attente, ne nous laissant plus rien à attendre.

L’attente déclinée par Maurice Blanchot donne une voix à mon « attente solitaire » « de nous sans nous ». On garde espoir, même si le fil qui conduit la vie n’est pas entre nos mains. Comme il n’y a pas de mouvement éternel, l’attente attendra son temps, son parcours, son existence jusqu’à l’arrêt du vent qui pousse le bateau. L’attente sera rouge.

Bibliographie

  • BLANCHOT, Maurice, L’attente, l’oubli (1962), Paris (France), Gallimard, 2008, 168p.
  • PASTOUREAU, Michel, Dictionnaire des couleurs de notre temps, Condé-sur-Noireau (France), Éditions Bonneton, 1992, 231p.
  • CLEMENT, Caroline, Tisser des liens 2. À fleur de peau. Pavillon Vendôme Aix-en Provence, Marseille (France), 2013.

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