Notre univers visuel des contes, résolument coloré, est largement formaté par le cinéma, en particulier par les animés japonais ou des studios Disney, dès 1937 avec Blanche-Neige en technicolor. Il a néanmoins déjà été préparé par toute une tradition d’illustration populaire et à destination de la jeunesse au courant du 19e siècle, notamment par l’imagerie d’Épinal. Ainsi, les adaptations cinématographiques ou télévisuelles des contes se réclament explicitement d’une esthétique colorée, y compris pour des réalisateurs comme Jacques Demy qui, pour son film Peau d’Âne (1970), revendique une double référence à Disney et au plasticien Andy Warhol (Henky, 2021). Mais qu’en est-il au juste des contes eux-mêmes, des termes de couleurs qu’ils utilisent et, plus largement, de l’imaginaire qu’ils suscitent ? Y-a-t-il une figurabilité coloriste des contes ? De tous les contes ?
La liaison profonde qu’entretiennent les contes avec la couleur dépend en effet d’abord des corpus envisagés, suivant qu’ils relèvent plutôt du folklore et de la langue orale ou des littératures et de la langue écrite, même si les travaux critiques des 30 dernières années ont montré la porosité entre les deux. Dans les deux cas, non seulement l’importance des couleurs varie mais également leurs fonctions, symbolique, distinctive, structurante ou même plastique.
Conte ethnologique et code chromatique
Selon Pastoureau, le conte merveilleux est « un domaine où les termes de couleur ne sont pas très abondants mais constituent toujours des notations hautement signifiantes » (Pastoureau, 2016, p. 135). La relative rareté des notations de couleur traduit et renforce la binarité manichéenne définitoire de ce type de récits qui impose un univers fortement contrasté en noir et blanc : d’un côté, en noir, les méchants, magiciens, fées-sorcières, marâtres, et leurs attributs ; de l’autre, en blanc, les bons, princes, princesses et fées protectrices. Noirceur et blancheur sont donc d’abord des valeurs et remplissent une fonction symbolique comme en témoigne le cumul des qualités et des défauts qui les accompagne : la fée Carabosse qui apparaît pour la première fois dans un texte de la conteuse Catherine d’Aulnoy (« La Princesse Printanière », 1697) est à la fois « plus noire que de l’encre », bossue, elle louche et a les pieds de travers. Les deux autres paramètres de la couleur définis par la colorimétrie, en plus de la teinte ; la saturation et la clarté sont également sollicités : les forêts et les montagnes sont ténébreux et les palais lumineux.
Le noir et le blanc ne sont néanmoins pas les seules teintes convoquées dans les contes du folklore, la triade ethnologique blanc-rouge-noir du régime chromatique primitif défini par les ethno-linguistes (Berlin et Kay, 1969 ; Vaz da Silva, 2007 ; Hemming, 2012) arrive également en bonne place. « Blanche-Neige » (Snow White) est le nom que donnent les folkloristes à un conte-type (ATU 709) qui repose sur le contraste et l’association des trois couleurs blanc-rouge-noir : il s’agit de la quête d’une femme au teint « incarnat » et blanc, à la chevelure d’ébène, que l’on retrouve aussi bien chez le conteur napolitain Basile dans Le Corbeau et Les Trois cédrats (Le conte des contes ou Pentamerone, 1636), dans un conte anonyme français, Incarnat, blanc et noir (1731), que chez les frères Grimm (1812) (Defrance, 2020). Le « Petit chaperon rouge » n’échappe pas à la règle : si le « rouge » du chaperon a donné lieu à de nombreuses interprétations d’inspiration psychanalytique (le rouge comme symbole de puberté et de sexualité) ou historienne (la couleur des robes de fêtes), que résume Michel Pastoureau (2016, p. 135-139), c’est également un conte de la circulation entre le blanc (du petit pot de beurre), le rouge (du chaperon) et le noir (du loup).
Conte ethnologique et système des couleurs
Car les couleurs dans les contes font système : elles participent de la structuration du conte. Il y a une dynamique du noir et du blanc, de l’ombre et de la lumière, et un trajet, le plus souvent vers la lumière : Cendrillon chemine du gris-brun-noir de la cendre du foyer au blanc translucide de la pantoufle de verre (Schimma, 2021). Peau d’Âne, chez Perrault, suit un parcours chromatique marqué par le noir de la peau de bête et la progression des couleurs des robes merveilleuses, bleu sombre, argenté (couleur de la lune) puis doré (couleur du soleil).
Parfois, aussi, la couleur surgit simplement dans le texte, par contraste avec un univers « incolore », et est uniquement un indice de merveilleux soulignant la dimension magique de l’objet ou du personnage : le vert, avant d’être maléfique est d’abord le signe du surnaturel et c’est souvent le cas des animaux qui remplissent la fonction d’aides magiques, cerfs, chevaux, biches, oiseaux ; dorés, blancs, rouges, noirs, jaunes etc. Le bleu de la Barbe bleue de Perrault qui se trouve, dans d’autres versions être noire ou rouge (Velay-Vallantin, 1992), est plus un signe discriminant (un indice de roture ou de laideur) que symbolique.
On peut même penser que la couleur n’a d’autre fonction que distinctive et plastique : Lüthi évoque le style abstrait des contes qui préfèrent les couleurs claires, franches et pures (« the folktale prefers clear, ultrapures colors », Lüthi, 1982, p. 27) aux nuances infinies du monde réel.
Le conte littéraire : mode des contes de fées et culture matérielle
Néanmoins, un moment particulier de l’histoire des contes lie étroitement le genre littéraire naissant des contes dans les années 1690 et le phénomène de la nouvelle culture visuelle et colorée qui se met en place au même moment (Gaillard et Lanoë, 2019, 51, p. 13-29). Les fées alors sont « à la mode ». Cet entrelacement modifie considérablement l’importance et le rôle des couleurs dans les contes. La syntaxe stylisée du conte folklorique laisse place à une palette extraordinairement élargie, une profusion de teintes et de nuances : une Princesse porte, lors d’un bal, une jupe « couverte par étage de bandes de gaze gris-de-lin et cramoisi, plissées comme le tour de sa gorge, et bouillonnées en haut et en bas de chaque bande d’une autre gaze feuille morte et violet » (Auneuil, 1702, p. 713). Funestine (1737) de Beauchamps met en scène un univers rococo avec un génie Clair-Obscur. Les contes privilégient le multicolore, la nuance, le camaïeu – le peuple de « Camayeuls » de La Patte du chat (1742) de Cazotte – mais aussi les jeux de lumière et de transparence (brillant, glacé, diaphane) et même les effets haptiques de la couleur avec le moiré, le velouté, le chenillé (une sorte de velouté), etc.
Enfin, ces contes se font aussi réflexifs et portent un discours sur la couleur auquel convie la signature générique des « contes bleus », en référence aux « livres bleus » de colportage sous l’Ancien Régime (Diderot, L’Oiseau blanc, conte bleu, 1748). Nombreux sont ainsi les contes qui mettent en scène des préférences et des concurrences entre deux couleurs, souvent le vert et le bleu (« Vert et Bleu » de La Force, 1697 ; « Timandre et Bleuette » de Lintot, 1740 ; « Bleuette et Coquelicot » de Caylus, 1741). Les héroïnes des contes d’Aulnoy affichent une préférence explicite pour le vert. Le conte de Madeleine de Lubert, La Princesse couleur-de-rose et le prince Céladon (1743), quant à lui, pose les bases d’une réflexion sur la distinction sexuée du rose et du bleu (Gaillard, 2020, p. 58).