Le rose fluo : perturbateur d’une sensation lumineuse et révélateur d’une matière critique performante

Neon pink: disruptor of a luminous sensation and symptomatic of an efficient critical material

Résumé

Est-il possible aujourd’hui de structurer un « discours » sur la couleur comme l’ont déjà fait les Grands Maîtres du passé qui ont inventé la peinture, définissant un langage universel et intemporel ? Cette question ouvre la voie à l’élaboration d’un discours « contemporain », dans une perspective critique, autour d’une couleur spécifique, le rose fluo. Le discours se fonde sur une approche poïétique, dans le sens valérien du terme. Etroitement lié à une compréhension de la science de l’interaction lumière-matière (Colombini, Valageas, 2013) et une représentation de la sensation lumineuse, le rose fluo cesse sa fonction d’artifice technique, et mue d’une couleur latente, à une couleur manifeste associée à des formes différentes, pour devenir un motif récurrent qui émerge de manière imprévue, en constante évolution et changement, au travers des œuvres choisies, afin d’interrompre le regard du spectateur.

Abstract

Is it possible today to structure a “discourse” on colour as the Great Masters of the past have already done? Those who invented painting, opening the way or defining their era in a universal and timeless language? This question, although it seems perilous, opens the way to the possibility of developing a “contemporary” discourse, from a critical perspective, around a specific colour, neon pink. The discourse is based on a poietic approach, in the Valerian sense of the term, in order to consider the different manifestations of this colour. Closely linked to an understanding of the science of light-matter interaction, and a representation of the sensation of light, neon pink ceases its function as a technical artifice, and transforms from a latent colour, to a manifest colour associated with different shapes, to become a recurring motif that emerges unexpectedly, constantly evolving and changing, in order to interrupt the viewer’s gaze.

Le rose Fluo : un outil idéologique

On peut penser aujourd’hui que la contemporanéité de la couleur, doit dépasser toutes considérations esthétiques, et notamment ce que l’institution officielle désignait par « beauté », devenue synonyme du nouveau dans l’ « entreprise » de l’art contemporain : «  Pour qu’il y ait du nouveau, il suffit de dénier à la beauté de consistance propre, et valoriser l’immédiat » (Sourgins, 2023). Une valorisation qui consiste à remplacer le métier, ses techniques, ses pratiques, ses expérimentations plastiques, par un discours, permettant à l’artiste d’échapper au travail, à un savoir-faire technique, et par conséquent, à échapper à toute évaluation. Au contraire, « beauté » pourrait être synonyme de « vérité », d’une certaine efficacité poïétique de l’œuvre (Valéry, 1957, 1311), celle qui déterminera la composition, l’utilisation de la couleur et la technique appliquée. La forme et la structure de l’œuvre dépendraient alors de la solution apportée par l’artiste au problème qu’il souhaiterait résoudre. Ce que j’appelle un « discours contemporain critique » est ainsi un discours formel efficace, susceptible de donner une véritable forme esthétique qui réalisera un « nouveau » rapport de connaissance au rose fluo, couleur phare des années 1980, dont on doit l’invention en 1938, au chimiste américain Bob Switzer, le rose fluo ne cesse de multiplier les connotations représentatives d’une société de consommation, voire de certaines idéologies lui conférant une construction symbolique, vacillant entre choc, révolution et émancipation (Fregonese, 2023). Chère à l’industrie de production et de consommation, la « beauté » de cette couleur s’avère l’outil nécessaire à l’esthétisation systématique des marchés de consommation, des biens et des environnements actuels (Lipovetsky, 2013, p.12). En somme, le rose fluo est symptôme de cette période culturelle dont les valeurs artistiques sont subordonnées aux valeurs économiques.

Le rose fluo comme perturbateur

Une perturbation s’opère dans une réinvention des règles d’un «discours strictement pictural », susceptible d’être épuisé (Fénéon, 1966, Flam, 1944, Metzinger, 1925, Villon, 1985, Vasarely, 1979). Elle consiste à rompre la fusion entre paysage urbain et naturel, où différents fragments des deux paysages sont plaqués sur un fond rose fluo. Dans la première série de Mille et un carrés (fig.1), la rupture de cette fusion est réalisée en altérant l’interaction entre couleur froides et chaudes, accentuée par la projection d’une lumière noire, sous laquelle le rose fluo agit autrement (fig.2). Lorsque la lumière noire est projetée, une sorte de négatif de l’image apparait, et on peut distinguer deux surfaces, claires et sombres : celle du rose fluo dont l’effet lumineux est accentuée par l’absorption de la lumière ultraviolette, contrairement à la surface sombre qui apparait comme une gradation de la même couleur froide. En raison de ce parallèle avec le négatif photographique, une fusion paradoxale s’opère à nouveau entre les éléments naturels et urbains de telle sorte qu’ils constituent un seul fragment visiblement isolable du fond intensément lumineux.

Le jeu de perturbation se situe entre lumière naturelle et lumière noire artificielle ; il semble être de l’ordre de la dissimulation, voire de la répression. Une perturbation, dans ce sens, n’est pas gratuite, elle est plutôt préméditée pour farder. Serait-ce une manière d’engager le spectateur avec une beauté révélatrice d’une réalité oppressante (Brancaleone, 2013) ?

Le rose fluo comme matière critique performante

Dans la série Une rencontre improbable avec la nature (fig. 3) le rose fluo, étalé sur une toile sous forme d’un motif répété : le carré, devient un objet symbolique du paysage industriel envahissant. Il participe d’une performance mettant en valeur son triple rapport à l’humain, au paysage urbain et naturel. Il n’est plus question d’une représentation de la sensation lumineuse, mais de l’élaboration d’un récit actuel réinterprétant les traces de nos ancêtres sur les parois des grottes préhistoriques, noyés dans le noir, où le rose fluo devient une couleur critique, une esthétique de ce qui reste de la poursuite effrénée du plaisir par l’humain dans la société actuelle.

Ainsi, la série « structures de réminiscences » (fig.4), rend compte de l’intention de créer un « langage » différent qui nécessite de structurer sa « grammaire ». L’usage du rose fluo obéit toujours à un aspect formel, dont la composition se réfère aux règles établies pour obtenir une combinaison harmonique d’éléments. Toutefois, cette « structure » détermine non seulement la manière dont les éléments doivent être disposés mais fourni également sa propre esthétique. Incité par une réflexion autour du geste premier de l’humain dans les grottes préhistoriques, il s’agit, à travers de cette structure, de s’interroger sur la possibilité d’interpréter le geste actuel de l’homme dans un récit des grottes modernes. Ce geste, que l’on peut considérer comme aliéné, dépossédé de son propre désir, dans une société hyperindustrialisée, laisse sa trace sur la nature. Elle se déploie doublement : d’un côté par la destruction liée à la guerre et d’un autre côté par une reconstruction, également précédée d’une destruction. Cette trace, consacrée par le rose fluo, associée à des formes différentes, devient un motif récurrent qui émerge de manière imprévue, en constant changement, afin d’interrompre le regard du spectateur. Le rose fluo agit, en ce sens, comme matière performante, efficace, et contribue à cette méthode dialectique opposant à la fois paysage industriel, réminiscences d’un paysage naturel et celles d’un corps absent.

Bibliographie

  • Albers, J. (2013). L’interaction des couleurs, Paris (France), Hazan, 160p.
  • Delacroix, E. (1996). Delacroix : Journal 1822-1863, Paris (France), Plon. 942p.
  • Dominique, I. (1974). Écrits sur l’art, Paris (France) La jeune Parque. 82p.
  • Fénéon, F. (1966). Au-delà de l’impressionnisme, Paris (France), Hermann. 188p.
  • Flam, J. (1994). Matisse on art. Berkeley, CA, University of California Press. 244p.
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  • Serroy, J. Lipovetsky, G. (2013). L’esthétisation du monde : Vivre à l’âge du capitalisme artiste, Paris (France), Gallimard. 496p.
  • Sourgins, C. (2023). Les mirages de l’art contemporain, brève histoire de l’art financier, Paris (France), Eyrolles. 408p.
  • Valéry, P. (1957). Œuvres, Tome I, Paris (France), Gallimard. 1857p.
  • Villon, J. (1985). Couleurs et construction. Caen (France), L’Echoppe. 29p.
  • Brancaleone, D. (2013). «Richard Mosse’s Infra: Conflict, Art and the Regime of the Documentary Image». Enclave Review, summer 2013, pp.8-11. http://enclavereview.org/richard-mosses-infra-conflict-art-and-the-regime-of-the-documentary-image/
  • Colombini, A. Valageas, C. (2013). « Les peintures fluorescentes en art contemporain : le cas des peintures aérosols », Technè, 38, p.34-38. Mis en ligne le 01 janvier 2023, consulté le 14 octobre 2023. URL : http://journals.openedition.org/techne/13896
  • Breuille, J.P. (1991). L’atelier du peintre et l’art de la peinture : Dictionnaire des termes techniques, Paris (France), Larousse.

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