Introduction
Le cas de l’histoire de l’art et des sciences du patrimoine est un bon exemple pour le croisement des disciplines connectées avec un facteur commun : celui de la couleur. En partant d’une œuvre particulière et très connue, celle de La Cène de Léonard de Vinci à Santa Maria delle Grazie à Milan (Frank, 2019, p. 220), nous présenterons les travaux menés avec l’archive Pinin Brambilla Barcilon à Turin et l’archive Antonietta Gallone à Milan. On prendra en considération un pigment en particulier : le bleu.
La restauration de La Cène de Léonard de Vinci dans les archives
L’histoire de la restauration traverse diverses typologies de sources : historiques, scientifiques, textuelles, photographiques et matérielles. La couleur est un argument qui met en contact direct ces sources. En particulier nous traiterons les informations sur la couleur bleue dans La Cène de Léonard de Vinci.
Pinin Brambilla Barcilon (1925 – 2020) est une des restauratrices les plus connues du XXe siècle en Italie. L’archive Brambilla est conservée au Centro di Conservazione e Restauro La Venaria Reale. Les dossiers dans l’archive conservent plus de 50 000 images et des milliers de documents, surtout des rapports de conservation, notamment sur La Cène de Léonard de Vinci. Sur 455 dossiers, 91 sont complètement dédiés à La Cène de Léonard de Vinci.
Antonietta Gallone Galassi (1928-2015) après son diplôme en physique, commence à travailler à l’Institut de physique du Politecnico di Milano en appliquant ses connaissances aux sciences du patrimoine artistique. Son héritage matériel est conservé dans l’archive Gallone du Politecnico. Cette dernière contient divers matériaux sous forme documentaire ou physique. Plus de 400 échantillons de cette collection proviennent de la peinture murale de Léonard, La Cène, qui est un des engagements le plus important de la physicienne.
Les analyses de Antonietta Gallone: la couleur bleue
L’analyse des pigments de La Cène commence avec la collaboration entre Pinin Brambilla Barcilon et l’expertise de Antonietta Gallone. L’objectif des analyses de Gallone est celui d’identifier les pigments et les liants d’origine animale dans les couches sous-jacentes à la couleur visible à l’œil nu. Au sein de la restauration, les analyses ont comme objectif de déterminer la nature et l’épaisseur des repeints des nombreuses restaurations précédentes (Gallone, 2007). Les résultats sont enthousiasmants : la préparation de la peinture murale est à base de carbonate de calcium et carbonate de magnésium sur le plâtre ; le liant utilisé pour la préparation du mur est l’œuf et l’apprêt qu’utilise Léonard est le blanc de plomb à l’huile. L’analyse de la couche picturale permet de déterminer comment les pigments sont mélangés avec des liants protéiques (œuf, parfois avec des dérivés du lait ; œuf et une petite quantité d’huile, probablement de noix). Enfin, les pigments analysés indiquent l’emploi d’azurite et de l’outremer naturel, aussi dit bleu lapis-lazuli.
Une publication très importante pour les études léonardesques est I blu di Leonardo nell’Ultima Cena, publiée par Antonietta (Gallone, 2005) dans la revue Arte Lombarda. Cette publication détermine un important point de vue sur la conservation de La Cène, à partir de la seule couleur bleue. En partant des sources d’archives, en particulier les photographies stratigraphiques de la couleur et également des nombreux échantillons, il est possible de voir comment on peut influencer les études sur la conservation des peintures et l’histoire de l’art tout court avec l’analyse d’une seule couleur. Les bleus utilisés par Léonard de Vinci vont de l’azurite au lapis-lazuli, en ligne avec l’usage du temps de ces pigments (Ravaud et al., 2019, p. 364). L’examen de certains échantillons a permis de reconstruire la technique de l’artiste et de mieux connaître les conditions de conservation de la couche picturale.
Après le nettoyage des couches plus récentes, héritage des restaurations précédentes, il a été possible d’étudier la couche originale (Brambilla Barcilon, 1999, p. 438-440). La technique utilisée par Léonard n’est pas celle de la fresque traditionnelle, mais celle d’une peinture murale a tempera par des liants comme l’œuf ou le lait avec des petites traces d’huile de noix. La volonté de l’artiste est celle de peindre sur le mur “comme sur tableau” (Gallone, 2005). Cette technique permet à Léonard de revenir sur sa peinture plusieurs fois et pour une période plus longue par rapport à celle de la fresque, qui prévoit une vitesse d’exécution bien plus rapide. Pendant les siècles, sa technique a été critiquée comme cause de la dégradation de l’œuvre. Pourtant, les recherches scientifiques de Antonietta Gallone ont démontré que la cause principale n’est pas la technique picturale, mais la situation hygrométrique de l’environnement dans laquelle elle a été réalisée.
Un des premiers commentaires à envisager la véritable cause de la mauvaise conservation de La Cène remonte au XVIIIe siècle : “Le père abbé Gallarati […] m’a affirmé que […] certains jours, quand le sirocco régnait, on pouvait voir l’humidité se répandre sur elle, comme si elle avait ruisselé dessus […] : c’est pourquoi il fallait la sécher légèrement avec une éponge, ou avec un linge très fin” (Pino, 1796, p. 32).
Léonard de Vinci utilise une technique innovante, mais la cause de la dégradation n’est pas la modalité de peindre : c’est la situation environnementale. Les bleus, les pigments mieux conservés dans la peinture murale, sont un exemple excellent pour reconstruire sa technique. Cette dernière prévoit une structure en plusieurs couches. On trouve d’abord une première couche d’azurite et blanc de plomb qui est ensuite recouverte d’une couche de lapis-lazuli et blanc de plomb employé avec une granulométrie plus ou moins épaisse. Grâce à ce procédé, les différentes épaisseurs des pigments aident à montrer le chiaroscuro sur les vêtements des apôtres.
La tunique de l’apôtre Matthieu est un bon exemple de cette technique qui prévoit l’utilisation d’azurite et du lapis-lazuli sur deux couches superposées. Le seul cas différent est celui de Judas, d’habitude représenté en jaune, couleur de la trahison. Ici Léonard n’habille pas Judas en jaune, mais il choisit de rendre son bleu différent de celui des autres apôtres. En effet, la couche bleue du manteau de Judas est constituée seulement d’azurite, en laissant de côté le prestigieux lapis-lazuli.
Conclusion
Les archives Brambilla et Gallone sont en cours de numérisation. Le but principal de leur numérisation est celui de rendre accessible la consultation des sources aux experts et aussi de donner au large public la possibilité de jeter un coup d’œil derrière les coulisses de la restauration des œuvres d’art. L’étude des pigments a permis de mieux connaître la technique picturale de Léonard de Vinci et les véritables causes de dégradation de la peinture. Les sources de ce grand chantier peuvent donc être utiles encore aujourd’hui pour étudier l’état de conservation de La Cène et pour prévoir les études à venir. Les documents d’archives et les échantillons seront utiles aux futurs historiens de l’art, restaurateurs et scientifiques, surtout pour éviter des nouveaux prélèvements de la couche picturale. Pour ces finalités, il est très important de rendre accessibles les sources sur des plateformes numériques, spécialement pour l’étude de la couleur.
L’Archive Brambilla en cours de numérisation, voire le site : https://www.centrorestaurovenaria.it/documentazione/fondi-archivistici
L’Archive Gallone disponible au site : https://www.archiviogallone.fisi.polimi.it/