Introduction
L’œil, en tant qu’organe physiologique, participe pleinement à notre perception de la couleur en produisant par lui-même, dans un processus homéostasique de régulation de ses fonctions, une sensation chromatique interne (Goethe, 1810). Cette approche nous renvoie à une réflexion phénoménologique centrée sur le sujet percevant dont les facultés visuelles l’informent sur la couleur en tant que composante essentielle du monde qui l’entoure. Ainsi, nous positionnons cette recherche sur la couleur et l’espace au cœur de cet acte de voir, de percevoir, de sentir et de s’émouvoir auquel l’être humain prend pleinement part. S’appuyant sur le fait que le sujet percevant est lieu de l’imaginal et lieu de chromaticité (Corbin, 1974), nous examinons cette relation entre forme et couleur par le biais de l’être de qui surgit l’expression chromatique et à travers lequel se manifeste la perception engendrée par un effet de couleur.
Dépassant la conception isolée de la couleur dans sa dimension physique, historique ou encore émotionnelle, l’ambiance chromatique, à la croisée du monde sensible et du monde physique, permet de considérer la complexité de l’espace architectural et urbain à travers l’interaction simultanée entre les phénomènes physiques et environnementaux qui le caractérisent, son organisation géométrique et les conduites sociales et les modalités de perception liées à l’usager qui le fréquente et à sa culture. L’ambiance constitue la base continue du monde sensible (Thibaud, 2016). Elle est donc une globalité, un ressenti situé, constitutive du monde, créatrice d’émotions. L’association, à la fois raisonnée et émotionnelle, entre couleur et espace semble trouver un compromis dans le concept d’ambiance chromatique.
Protocole expérimental
Au-delà de la résonance émotionnelle de la couleur proposée par Goethe (Ehrhardt et al., 2018), trouver un moyen qui nous permettrait de saisir objectivement les ambiances chromatiques, ce ressenti global et changeant, via les émotions qu’elles susciteraient s’avère intéressant. Se manifestant dans les inter-relations étroites qu’entretiennent le corps et le cerveau dans la perception des objets (Damasio, 2003), mesurer d’une manière objective une émotion est possible en ayant recours à l’Activité ElectroDermale (AED), biosignal qui mesure l’activité électrique à la surface de la peau (Boucsein, 1992). Ainsi, des outils de mesure de l’AED ont été développées en ayant recours à des biocapteurs (Picard, 2010). Ces derniers captent en temps réel les changements électriques à la surface de la peau et les traduisent graphiquement à travers une courbe de l’évolution de la conductance de la peau en fonction du temps.
Afin d’expérimenter le pouvoir des émotions comme indicateur objectif des ambiances chromatiques dans les espaces de naissances, notre montage méthodologique se résume comme suit. Nous avons choisi trois espaces de naissance à Grenoble et un espace de naissance à Tunis. Notre objectif est de transposer les résultats grenoblois sur le terrain tunisien et de calibrer notre protocole expérimental. La population étudiée est composée de 45 futures mamans réparties sur les deux terrains. Une démarche méthodologique transdisciplinaire a été mise en place détaillant la corrélation de trois dimensions de lectures architecturales : une lecture spatiale, une lecture ambiantale et une lecture émotionnelle de l’expérience de la naissance. Le travail de caractérisation spatiale consiste en la restitution de l’espace architectural à travers des documents graphiques et des relevés in situ. La caractérisation ambiantale consiste en la saisie du vécu sensible des futures mamans grâce à l’observation ethnographique et les entretiens semi-directifs, ainsi qu’un volet physique qui correspond à la mesure des signaux sonores, lumineux et colorimétriques en conditions réelles dans ces institutions. Le troisième niveau de lecture est psychophysiologique et consiste en la capture des émotions via un capteur appelé « E4 » qui se porte au poignet et qui enregistre l’AED.
Résultats et discussion
Une première corrélation a été effectuée entre une caractérisation spatiale et une caractérisation ambiantale de l’espace au niveau du terrain grenoblois. Ainsi, au niveau des salles de travail et d’accouchement (figure 2. a et b)), nous avons pu identifier des ambiances que nous qualifions « d’aseptisées ». Ces ambiances sont caractérisées par un lissage de l’espace, une standardisation des normes conceptuelles et une dominance de la couleur blanche, marquant une esthétique architecturale typique des hôpitaux. Cette tendance à médicaliser l’acte de mise au monde s’est donc traduite par l’usage de la couleur blanche et son interaction physique avec la lumière. En revanche, ce résultat s’oppose à celui relevé dans la « maison de naissance » (figure 2 a1 et a2), conçue pour « démédicaliser » l’acte de naissance et reconstituer l’ambiance conviviale d’un chez-soi. En effet, nous sommes en présence d’ambiances chromatiques qualifiées de « bulles », une palette chromatique de l’aménagement de l’espace qui traduit l’intention des concepteurs de conférer un sentiment d’un chez-soi et d’une appropriation spatiale auprès de la future maman.
Une seconde corrélation s’ajoute à la première en mettant en parallèle les trois dimensions de lecture architecturale appliquée au Centre de Maternité tunisien. La séquence spatio-temporelle sélectionnée ici traduit un scénario d’accouchement vécu par une future maman qui débute de la salle d’accouchement et se termine à la salle de maternité. Nous constatons sur le tracé de l’AED que des réactions électrodermales (RED) sont fortement présentes sur la courbe et correspondent selon le recueil de la parole de l’enquêtée à une émotion donnée. Ces RED réapparaissent au niveau du hall et disparaissent au niveau du corridor et de la salle de maternité sauf une unique RED qui apparait vis-à-vis d’une occultation rouge présente sur les fenêtres de la salle de maternité (figure3. d), ce que nous appelons ici « effet chromatique phare », faisant partie des ambiances « bulles ». Ainsi, des ambiances chromatiques « aseptisées » et « bulles » cohabitent au sein de cette séquence, en revanche, le tracé de l’AED a révélé l’identification objective d’états émotionnels de stress, de calme, d’anxiété, de sérénité, de joie etc. indifféremment du fait de la présence de l’une ou de l’autre de ces deux classes d’ambiances chromatiques.
Face à ces résultats qui, en dépit de leur importance, suscitent encore des interrogations quant à leur interprétation, un développement plus approfondi du niveau de la caractérisation des états émotionnels via l’AED a été effectué. En effet, vu la difficulté d’expliquer l’origine de la RED au regard de tous les paramètres ambiantaux qui se combinent tous en temps réel, plusieurs combinaisons de variables analytiques sont testées jusqu’à considérer l’intérêt d’une modélisation des états émotionnels par paramètre ambiantal en appliquant une méthode de segmentation probabiliste basée sur des algorithmes (Lopez &al., 2018). Cette méthode a abouti à une représentation graphique d’états émotionnels qui permet une lecture intuitive du signal, en séparant le paramètre de la couleur blanche des autres couleurs et ainsi calibrer notre interprétation des courbes précédentes de l’AED.
Conclusion
Situant l’ambiance chromatique à la confluence de la physique et des émotions, ce travail de recherche propose un protocole expérimental original permettant de saisir la dimension complexe des ambiances chromatiques. En considérant la singularité de chaque situation ambiantale, nous pouvons dire que la piste des émotions comme indicateurs d’ambiances chromatiques est prometteuse. Elle est appréhendée selon une approche transdisciplinaire de l’architecture, au carrefour des sciences de l’ingénieur, des neurosciences et de l’étude des ambiances. Cependant, proposer des mesures correctrices d’aide à la conception spatiale ne devrait pas nous mener à généraliser leur application qui reste propre à la situation vécue, à l’image de la singularité des ambiances définies comme sentiments profonds de l’être dans une situation donnée.