Le colorique et la poétique des couleurs chez Empédocle

Colorics and Empledocles’ poetics of colors in Empedocles

Jérôme DUPONT

Résumé

L’approche physique est aujourd’hui prégnante sur la métrique, les standards et les conceptions de la couleur ; en ce sens considérer sa relation à la matière pourrait être assimilé à un archaïsme, à un avatar des antiques couleurs envisagées en tant que matière du monde. Père de la théorie des effluves et de celle des quatre éléments, le présocratique matérialiste Empédocle d’Agrigente en serait l’une des figures. Or, ce dernier n’a-t-il pas un chant à adresser à notre contemporanéité ? Il ne s’agit pas ici de confondre phénomène perceptif et matière mais de penser leur relation heuristique car percevoir le monde est d’emblée un acte d’interprétation qui passe par notre relation, par le faire, au monde matériel. À ce titre, la notion de « colorique » – telle que la définit Manlio Brusatin dans son histoire des couleurs dès 1983 et telle qu’il la différencie du « chromatique » – permet de rendre compte de cette relation entre l’humain, la couleur et les cultures matérielles. À l’aune des urgences environnementales et sociales de notre temps, nous proposons de réévaluer, par la notion de « colorique », la perspective écosophique et poétique développée par Empédocle qui fait de la couleur le point de jonction unissant la matérialité qui nous constitue et qui constitue le monde. Or, cette poétique de la couleur ne serait-elle pas aux origines d’un récit et d’un imaginaire proposant une possible pacification de notre relation aux terrestres ? Celle de celui qui proclame : « je fus, pendant un temps, garçon et fille, arbre et oiseau, et poisson qui trouve son chemin hors de la mer ».

Abstract

The physical approach is now prevalent in the metrics, standards, and conceptions of color; in this sense, considering its relationship to materiality could be seen as an archaism, an avatar of the ancient colors seen as the substance of the world. The presocratic materialist Empedocles of Agrigento, the father of the theory of effluences and the four elements, would be one of its figures. However, does he not have a song to address to us ? It is not a matter of confusing perceptual phenomena and matter, but of thinking about their heuristic relationship, as perceiving the world is inherently an act of interpretation that involves our relationship, our engagement, with the material world. In his history of colors Manlio Brusatin differentiates between the « colorique » and the « chromatic ». The relationships between the « colorique » and the « chromatic » allows us to account for this relationship between humans, color, and material cultures. In light of the environmental and social urgencies of our time, we propose to reevaluate, through the notion of « colorique, » the ecosophical and poetic perspective developed by Empedocles, which makes color the point of junction that unites the materiality that constitutes us and the world. Now, could this poetics of color not be at the origins of a narrative and an imaginary proposing a possible pacification of our relationship with the earthly? That of the one who proclaims: « I was, for a time, boy and girl, tree and bird, and fish finding its way out of the sea ».

Le colorique et la fabrique du visible

« Ce n’est pas du rouge que je mets sur les pommettes, mais de la poudre de sulfure de mercure (dont le célèbre sel qu’on nomme cinabre ou vermillon) » écrit Jean Dubuffet (Dubuffet, 1973, p. 29-30). Cette poudre utilisée comme pigment porte en elle une multiplicité d’histoires, rougissant les murs de la villa des mystères à Pompéi, les corps des Ethiopiens partant en guerre selon Hérodote, les fresques Hindoues ou encore les portraits du Fayoum (Varichon, 2000, p. 87-92). Le processus par lequel l’humain intègre la couleur dans son monde artéfactuel d’homo faber, définit la part « colorique » de la couleur.

Ce terme, le « colorique », est pour Manlio Brusatin (Brusatin, 1986, p. 40.) une manière de définir les pratiques de matières colorées afin de les différencier du « chromatique » qualifiant l’appréhension de la couleur en tant que phénomène perceptif. Qualifier ces deux perspectives permet, d’une part, de ne pas les confondre et, d’autre part, de ne pas les renvoyer dos à dos de manière dichotomique. Elle invite ainsi à penser leurs interactions mutuelles. L’œil comme organe de la perception du chromatique et la main qui œuvre à la fabrique du colorique ne cessent en effet d’interagir dans nos modalités d’appréhension et de compréhension de la couleur. Ainsi, l’œil « saisit et fabrique plutôt qu’il ne reflète ; et les choses qu’il saisit et fabrique, il ne les voit pas nues comme autant d’éléments privés d’attributs, mais comme des objets, (…) des gens, (…) des ennemis, comme des étoiles » (Goodman, 1990, p. 36-37). Le colorique nous permet de qualifier cette fabrique de la couleur, ce bâti souterrain de notre monde visible.

Un poète et philosophe présocratique, Empédocle d’Agrigente, développa au Ve siècle avant J-C. une pensée singulière plaçant le colorique, et plus spécifiquement le colorique pictural, au cœur même de sa cosmogonie. À partir de quatre éléments et de deux forces cosmiques, elle met ainsi en relation le processus de génération de l’ensemble des espèces vivantes avec « l’art pictural dont les productions résultent des divers mélanges d’un nombre limité de pigments » (Iribarren, 2013,p. 86). Le monde tel que l’envisage Empédocle est celui dans lequel « formes et couleurs de mortels (…) vivent maintenant, jointes par Aphrodite » (Bollack,1969a, p. 160) qui opère comme l’artiste d’un monde en création.

Pour Leopoldo Iribarren, la permanente mise en correspondance entre des aspects cosmiques et humains, physiologiques et artistiques, poétiques et picturaux (2013, p. 111), s’inscrit non pas dans un transfert sémantique, comme chez Parménide, mais dans « une identité principielle » (Ibid.) dans laquelle « toute ressemblance dans le comportement des choses ou des processus est (.. .) la preuve pour ainsi dire palpable qu’ils doivent comporter quelque chose de commun. » (Ibid.). L’analogie entre création picturale et création du monde (Gage, 1993, p. 11-12) fait ainsi du colorique un élément pivot de sa compréhension du monde.

La conception radicalement matérialiste d’Empédocle est aux antipodes de la pensée socratique puis platonicienne. Or, de ce fait, elle aborde la figure du peintre de manière totalement différente. Si pour Platon les peintres s’égarent, et égarent autrui, en prenant comme modèle les illusions du sensible, pour Empédocle, au contraire, en prenant « dans leurs mains des matières de couleurs variées », ils produisent « par leur moyen des formes semblables à toutes choses, faisant des arbres et des hommes et des femmes, des bêtes et des oiseaux et des poissons qui demeurent dans les eaux » (Empédocle, Burnet, 1919, p. 245). En ce sens, l’art, qui chez Platon est une illusion travaillant l’apparence des choses, est chez Empédocle un accès par le sensible aux éléments qui les composent.

La conception des couleurs d’Empédocle

La conception des couleurs d’Empédocle s’inscrit dans la recherche d’une articulation entre unité à multiplicité du monde (Dupont, 2002, p. 30-31). Elle se fonde sur un principe cyclique dans lequel « l’un », la sphère, totalité du monde, est unie par la Concorde – ou l’Amour selon les traducteurs et exégèses – et fragmenté par la Discorde – ou la Haine – (Empédocle, Burnet, 1919, p. 245 ; Bollack, 1965). C’est cette dynamique qui est la source des quatre éléments ou racines qui fondent à la fois la totalité du monde et de sa perception. Ces racines élémentaires sont associées à des divinités et à des couleurs. Les deux pôles sont le feu associé à Zeus et au blanc et l’eau associée à Nestis et au noir ; puis deux intermédiaires : l’air associée à Héra et au jaune puis la terre associée à Hadès et au rouge (Bollack, 1965, p. 238-239 ; 1969a, p. 136 et 156 ; 1969b, p. 368).

Le monde constitué par ces quatre éléments/racines/divinités/couleurs produit des effluves de figures qui en sont elles-mêmes composées en proportions variées. Ces effluves pénètrent à l’intérieur du corps dans lequel chaque organe perceptif est lui aussi formé de ces quatre éléments. Pour Empédocle, la perception s’instaure par la rencontre des éléments semblables issus des effluves et présents dans les différents organes perceptifs. Ce ne sont ni la nature des effluves, ni la variété des modes de fonctionnement des organes perceptifs qui créent les différentes sensations. Ce sont les tailles des pores de chacun des organes perceptifs (Bollack,1969a, p. 136).

Ainsi, un objet du monde majoritairement constitué de l’élément terre produit un effluve contenant cet élément, qui va pénétrer l’ensemble du corps. Les effluves d’une taille spécifique pénètrent le système visuel. La partie de l’organe visuel constituée par l’élément terre permet la perception de la couleur rouge-brun. Par ailleurs, des effluves de ce même élément mais de tailles différentes permettront d’autres perceptions liées à nos autres sens.

Au sein de la poétique d’Empédocle, l’humain est une portion du monde et la perception naît de ce qui nous unit à lui. Les racines ou éléments sont ainsi ce que nous avons en partage avec l’ensemble du monde, constituant les organes de perception et les corps dans leur ensemble. La perception, par les sens en général et la vision des couleurs en particulier, naît de la rencontre du semblable en une expérience non pas d’être au monde, mais d’être le monde.

Enjeux écosophiques du chant d’Empédocle

Les manières dont nos arts, nos cultures et nos imaginaires façonnent nos conceptions des couleurs – ces figures de l’artifice dans la nature (Brusatin, 1986, 4e de couv.) –, révèlent les relations que nous entretenons avec notre environnement. L’analogie empédoclienne, entre le colorique pictural et l’ordre du cosmos, pensée comme identité principielle (Iribarren, 2013, p. 111), fait de la perception chromatique l’expérience même d’un partage de l’être au monde et de l’être comme part d’un monde partagé ; l’expérience du lien consubstantiel qui nous unit. Or, cette poétique reprend aujourd’hui, à l’aune des urgences environnementales de notre temps, tout son sens : celle d’un chant d’amour adressé à l’ensemble des vivants et celle d’une philosophie nous rappelant que nous sommes le vivant.

Pour Empédocle, l’Amour, comme force structurelle du monde, agit de l’intérieur des éléments, se tenant « en eux » (Iribarren, 2013, p. 94). En cela, si le monde est, pour lui, animé des deux forces que sont la Haine et l’Amour, il distingue cette dernière de la Haine qui agit à l’écart des éléments, séparée d’eux (Ibid.). Comme l’écrit Leopoldo Iribarren :

« Cette inhérence qui lie l’Amour aux éléments lui donne un statut physique et poétique particulier. Outre le fait d’avoir l’Amour en nous, « implanté dans les jointures » (…), c’est par lui qu’on a des « pensées aimantes » et qu’on réalise des « œuvres de jonction » (…). D’entrée de jeu, la doctrine assigne à l’Amour un rôle d’artisan (ou d’artisane, en particulier sous les noms d’Aphrodite ou Cypris) (…) » (Ibid.).

C’est en ce sens que percevoir les couleurs du monde est non seulement faire l’expérience de notre inclusion dans ce dernier mais aussi de la contemplation sensible, poétique et esthétique de celle-ci au cœur de la dynamique du vivant. Ainsi Empédocle « exhorte son disciple à voir autour de lui les œuvres de l’Amour qui vivent encore dans ce monde » (Iribarren, 2013, p. 93). L’analogie du colorique pictural s’inscrit ainsi au cœur d’un poïen de l’Amour, artisan d’un monde envisagé sur son fond comme un processus poïétique (sur la poïétique cf. Conte, 1996, p. 36-43.) ; un monde comme une œuvre en train de se faire.

En 1918, sous le titre évocateur de « Empédocle d’Agrigente et l’Âge de la haine » l’écrivain Romain Rolland se tourna vers sa poétique (Vergnioux, 2001, p.29). Il le fit sur les ruines d’un monde détruit par la première guerre mondiale. Face à une destruction que les « maîtres philosophes de l’Europe moderne » n’avaient pas su prévenir (Ibid.), il se tourne vers l’Antiquité en quête des sources d’un autre récit porteur de paix. Friedrich Nietzsche avait ouvert la voie d’une réification de la philosophie présocratique et d’une compréhension de la philosophie d’Empédocle comme marquant l’émergence du rêve « d’une paix panhéllénique » (C. Ramoux cité par Vergnioux, 2001, p.34). Pour Romain Rolland, la philosophie d’Empédocle se « libère des enceintes étroites des cités » (Vegnioux, 2001, p.36) pour ébaucher le rêve « d’une communauté mondiale, d’une panhumanité » (Ibid.).

Depuis le début de ce siècle, la diffusion du concept d’anthropocène, notamment par les travaux de Paul Josef Curtzen, a permis de prendre conscience de l’impact de l’humanité et de ses choix de développement sur le devenir géologique de la Terre. Or, le projet d’Empédocle, chantant les liens entre le cosmos, l’humain et l’ensemble du vivant, est à entendre face aux urgences environnementales de notre temps. Comme nous l’avons esquissé précédemment, la philosophie empédoclienne conçoit le monde physique à partir de quatre éléments et deux puissances cosmiques : l’Amour et la Haine. Chacune d’entre elle engendre des phases d’un cycle donnant lieu à une zoogonie (Iribarren,2013). Même si l’analyse des liens entre la cosmogonie et les deux zoogonies d’Empédocle varie selon les interprétations, il semble bien qu’il travaille la place de l’humanité au cœur de cette articulation entre l’engendrement du monde – cosmogonie – et l’évolution du vivant – zoogonie – (voir à ce sujet Therme, 2013). Ainsi, le poète et philosophe d’Agrigente ébauche un rêve qui va au-delà de la panhumanité, intégrant les humains à la communauté des vivants et des terrestres. Espérons que notre temps entende ce chant datant de 2500 ans :

« Car moi je fus déjà un jour garçon et fille, et plante et oiseau et poisson qui trouve son chemin hors de la mer ».
Empédocle Ve siècle av. J.-C. trad. par J. Bollack, Les purifications : un projet de paix universelle (Empédocle, Bollack, 2003, 4e de couv.).

Bibliographie

Articles de revues

Thèse de doctorat

  • Dupont J. (2002). Un pigment pour explorer le coloris. Thèse de doctorat en arts. Université Toulouse II. 445 p.

Ouvrages

  • Bollack J. (1965). Empédocle, tome I, Introduction à l’ancienne physique. Paris : Les éditions de minuit. 413 p.
  • Bollack J. (1969a). Empédocle tome II., les origines, édition et traduction des fragments et des témoignages. Paris : Les éditions de minuit. 305 p.
  • Bollack J. (1969b). Empédocle tome III., les origines, commentaires 1 et 2. Paris : Les éditions de minuit. 685 p.
  • Brusatin M. (1986). Histoire des couleurs. Préface de Louis Marin, traduit par Claude Lamiol (éd originale italienne de1983). Paris : Flammarion. 191 p.
  • Burnet J. (1919). L’Aurore de la philosophie grecque, texte grec de l’édition Diels. Traduction française par Auguste Reymond. Paris : Payot & CIE . 236 p. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k54738811.image, https://fr.wikisource.org/wiki/Fragments_(Empédocle)
  • Dubuffet J. (1973). L’Homme du commun à l’ouvrage. Paris : Gallimard, 1973, 442 p.
  • Empédocle. (2003). Les purifications : un projet de paix universelle. Édité, traduit et commenté par Jean Bollack. Paris : Seuil. 144 p.
  • Gage J. (1993). Color and culture. Londres : Thames and Hudson. 335 p.
  • Goodman N. (1990). Langages de l’art. Traduit et présenté par Jacques Morizot (éd originale anglaise de1968) Nîmes : Jacqueline Chambon, 312 p.
  • Therme, A.-L. (2013). 6 – Sicile : Une relecture de la double zoogonie empédocléenne : que sont les oulophueis tupoi du fragment 62 ?. Dans : Marie-Laurence Desclos éd., La sagesse présocratique: Communication des savoirs en Grèce archaïque : des lieux et des hommes (pp. 149-166). Paris: Armand Colin. https://doi.org/10.3917/arco.descl.2013.01.0149
  • Varichon A. (2000). Couleurs : pigments et teintures dans les mains des peuples. Paris : Éditions du Seuil. 234 p.

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