La dimension esthétique de la perception de la couleur

The aesthetic dimension of color perception

Jean-Jacques WUNENBURGER

Résumé

La coloration des choses est un des facteurs de l’expérience esthétique en général ; elle nous fait comprendre à travers l’approche phénoménologique comment la perception n’est plus alors simple objectivation d’une qualité sensible, mais source d’une expérience qui ouvre la couleur sur un chiasme entre le dedans et le dehors, qui dépasse l’opposition entre le sujet et l’objet. La dimension esthétique de la perception de la couleur révèle donc qu’elle consiste sur un plan phénoménologique en un dépassement de la dualité du sujet et de l’objet.

Abstract

The coloring of things is one of the factors of the aesthetic experience in general ; it makes us understand through the phenomenological approach how perception is no longer a simple objectification of a sensitive quality, but the source of an experience which opens color onto a chiasmus between the inside and the outside, which goes beyond the opposition between subject and object. The aesthetic dimension of the perception of color therefore reveals that it consists, on a phenomenological level, of going beyond the duality of subject and object.

Une fois reconnue la plénitude de l’expérience de la coloration du sensible, celle-ci ne va-t-elle pas permettre de repenser la perception elle-même, indépendamment de toute théorie métaphysique sur la substantialité des qualités sensibles ? En effet, la primauté accordée à l’expérience sensorielle suscite une remise en question de la plupart des modèles cognitifs qui sous-tendent la philosophie classique. Pour celle-ci il n’y a perception vraie du réel que si les apparences immédiates sont épurées par une démarche intellective, qui repose elle-même sur une séparation tranchée entre l’intérieur et l’extérieur, entre le sujet et le monde, bref sur une objectivation. Dans ce cas, la représentation du donné, tout en intégrant les informations sur les qualités colorées, a comme tâche de les isoler du sujet lui-même.

Au contraire, la phénoménologie permet d’appréhender le sensible, non comme la contemplation d’un spectacle logé dans le dehors, qu’il suffirait de filtrer, de stabiliser et de conceptualiser, mais comme un processus complexe et dynamique, particulièrement manifeste dans le regard esthétique, sous trois angles au moins :

1 – La focalisation de l’objet :

D’abord le sujet percevant la couleur n’est pas seulement statique et réceptif aux variations de la coloration de la chose, mais opère lui-même une sorte de va-et-vient entre sa position et la position de la chose. Pour comprendre l’œuvre du regard, il faut alors présupposer que, sur l’axe de l’intentionnalité qui fait qu’une conscience se rapporte à ce qui lui apparaît, se développe un processus quasi alternatif (bien que le temps ne soit pas linéairement mesurable) de différenciation et de dédifférenciation (Ehrenzweig A., p. 161). Ce qui s’offre à moi est tantôt isolé du tout, détaillé, abstrait, au sens de considéré à part, ce qui permet de l’identifier, tantôt au contraire dispersé, élargi, réinséré dans un continuum où la totalité du visible absorbe l’objet et ses propriétés particulières, pour enrichir le flux sensitif. Dans le premier moment, l’objet coloré est approché analytiquement, dans le second synthétiquement, pris comme totalité perceptible. La perception n’est donc pas un instantané photographique doté d’un angle de vue immuable, une copie mécanique, mais un flux de stimuli, traité rythmiquement comme éléments et comme ensemble, comme émergence-immergence de l’objet. Comme l’a suggéré P. Claudel, évoquant le regard : « L’image vient se peindre sur le fond de l’œil, non pas sur une étoffe inerte, mais sur une activité, sur un profond va-et-vient, sur un atelier en marche, le trait lumineux vient se lier par une subtile épissure à notre rayon physiologique » (P. Claudel, p. 29). La couleur n’apparaît pas comme un donné statique, mais comme une qualité sensible qui croît et décroît, sort du phénomène comme sa pointe et s’efface en arrière pour se faire fond quasi neutre.

2 – L’entrelacement sujet-objet :

Parallèlement le sujet percevant ne demeure pas immuable, comme une simple surface réfléchissante. La conscience percevante est elle-même entrainée dans une expérience dont on ne peut rendre compte qu’en la décrivant spatialement comme une succession de rapprochements et d’éloignements. Tantôt le sujet se tient bien devant la chose perçue, étalée devant ses yeux, bien installé dans sa position d’observateur, tantôt au contraire, il plonge en avant, pénètre dans le sensible jusqu’au point où la frontière entre l’intérieur et l’extérieur s’estompe de la conscience : la conscience n’est plus devant le rouge ou le bleu, mais « est », « devient » rouge, bleue, etc. On peut ainsi décrire des phases perceptives où la subjectivité s’évase pour faire place au sensible, au point que l’impression n’est plus localisable dans le corps propre, en provenance du corps étranger, mais se tient dans un entre-deux, où s’entremêlent le dedans et le dehors. M. Merleau Ponty a mis en exergue ce moment de co-naissance réciproque de l’œil et de ce qui lui apparaît, à propos du peintre :  » La vision du peintre n’est plus regard sur un dehors, relation « physique-optique » seulement avec le monde. Le monde n’est plus devant lui par représentation : c’est plutôt le peintre qui naît dans les choses comme par concentration et venue à soi du visible, et le tableau finalement ne se rapporte à quoi que ce soit parmi les choses empiriques qu’à condition d’être d’abord « autofiguratif » (Merleau-Ponty, M., L’œil et l’esprit, p. 69 ; à rapprocher de l’expérience du regard dans la peinture chinoise, voir F. Cheng). Sujet et objet sont « le dedans du dehors et le dehors du dedans, que rend possible la duplicité du sentir, et sans lesquels on ne comprendra jamais la quasi-présence et la visibilité imminente qui font tout le problème de l’imaginaire » (Merleau-Ponty, M., p 23).

3 – Surface et profondeur :

Enfin, au cœur de cette expérience, l’être coloré ne se donne plus seulement comme surface, pellicule, pure res extensa, mais accède à une profondeur intime. La couleur est même ce qui constitue la profondeur, parce qu’elle confère à l’objet fini, déterminé, pris dans la forme, une ouverture vers l’infini, l’indéterminé, l’informe, qui fonde l’effet de présence même. Commentant la correspondance de Cézanne, Max Loreau rappelle que le peintre part d’une « sensation coloriante », qui est « l’événement où se produisent, d’un seul et même mouvement, la sensation et la couleur ; l’avènement dans lequel, surgissant l’une et l’autre ensemble, elles se séparent et viennent au jour du profond de leur attachement » (Loreau,M., p. 32) ; et de ce seuil même d’où surgissent les premières différenciations s’entre’ouvre la profondeur : « la naissance d’une pareille différence au sein de l’axe tendu vers le dehors en face n’est autre que l’éclosion de la profondeur », une profondeur qui existe « avant de pouvoir se manifester sous l’aspect d’une surface » (Loreau,M. Idem, p. 34). La coloration ne se donne donc pas par un réseau d’informations étalées, finies, achevées, elle exige un regard disponible qui la recueille sans pouvoir l’épuiser. Elle surgit alors dans cette fissure (en allemand, Riss) pré-phénoménale, évoquée par Heidegger (M. Heidegger), où tout se cache et se montre en même temps. Aucun nom ne la capte, ne la retient, elle se donne comme une sorte d’appel perpétuel, d’écho jamais arrêté, qui implore le regard à une répétition sans fin. Autant le sujet percevant peut avoir l’impression d’avoir déterminé la forme de l’objet, autant la couleur propre, même sans variations phénoménales, semble toujours rester rebelle à une saisie sensorielle. Quitter l’objet coloré du regard c’est se priver d’une donation d’être que l’on ne saurait suppléer, en son absence. C’est bien pourquoi la représentation mémorisée d’un tableau avec tous ses détails ne peut dispenser de le revoir pour la singularité de ses coloris. Car la couleur se tient toujours dans une réserve (un « recel » selon Garelli), que l’artiste peut accentuer encore délibérément « J’ai voulu mettre dans les trois tableaux que j’ai peints à Munich une série infinie de tons qui n’apparaissent pas à première vue. Ils devaient d’abord rester cachés [surtout dans la partie sombre] et ne se révéler qu’avec le temps au spectateur profondément attentif » (Kandinsky, p 103).

La phénoménologie de la couleur semble donc bien engager une relecture de la perception des choses, qui ne s’apparente plus à une prise de vue, mais à un corps à corps, un entrelacement, un chiasme. Certes toute perception ne semble pas mettre en jeu cette attention vibratoire aux couleurs, particulièrement manifeste dans le regard esthète, qu’il se porte sur la nature ou sur une œuvre d’art. Bien des actes perceptifs sont éphémères, hâtifs, sélectifs, parce qu’ils n’obéissent qu’à un rapport intéressé, activiste, adaptatif avec les choses ; mais pourquoi trouver dans ce prélèvement castrateur d’information l’essence de la perception ? La perception du rouge ne peut être épuisée par l’expérience du conducteur approchant du feu rouge. Si la perception esthétique est plus rare, elle peut pourtant nous permettre de dégager la chair du sensible et l’essence du percept. Dans ce cas, la coloration n’est plus une signalétique superficielle qui permet à l’observateur d’identifier les choses, mais une occasion pour pénétrer dans la densité et la vie du monde.

Bibliographie

  • Cheng F. (1983). L’espace du rêve : mille ans de peinture chinoise. Paris : Phébus. 244 p.
  • Claudel P. (1989) «  La sensation du divin ». In Claudel P. Et al. Du corps à l’esprit. Paris : Desclée de Brouwer. p.15-64.
  • Ehrenzweig A. (1974). L’ordre caché de l’art. Paris : Gallimard. In David C. et al. (1991). Question de couleurs. Paris : Les belles lettres. 139 p.
  • Garelli J, « Métamorphose du regard », Escoubas, É. (1991). Dossier : Art et phénoménologie. Bruxelles : La part de l’œil. N°7, 272 p.
  • Heidegger M. (1986). « L’origine de l’œuvre d’art ». Chemins qui ne mènent nulle part. Paris : Gallimard. 476 p.
  • Kandinsky W. (1974). Regards sur le passé, Paris : Hermann. In David C. et al. (1991). Question de couleurs. Paris : Les belles lettres, 139 p.
  • Loreau M. In Garelli J. (1991). « Métamorphose du regard ». In Escoubas É. Dossier : Art et phénoménologie. Bruxelles : La part de l’œil, N°7, 272 p.
  • Merleau-Ponty M. (1964). L’œil et l’esprit. Paris : Gallimard. 108 p.
  • Richir L. et al. (1998). Dossier : Hommage à Max Loreau. Bruxelles : La Part de l’œil. N°14, 256 p.

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