L’élucidation du pouvoir affectif des couleurs a été favorisée de nos jours par deux facteurs : d’une part l’apparition de l’art abstrait qui se présente comme une dé-figuration du monde, une surcoloration de l’espace de la toile, afin de faire naître une nouvelle jouissance de la phénoménalité visible ; d’autre part un certain retrait des préoccupations symbolistes qui avaient connu une impressionnante surdétermination culturelle pendant des siècles. Ainsi la couleur peut devenir un objet esthétique pur dont on peut rendre compte du pouvoir brut d’affection.
Mais celui-ci, loin d’annuler le pouvoir expressif des couleurs, leur médiation de sens, voire leur aura symbolique, vient au contraire leur frayer un passage dans le sujet, vient assurer une continuité entre le sensible et l’intelligible, à trois niveaux :
1. La couleur s’est révélée porteuse d’une signifiance immanente dès lors que des artistes l’ont traité comme fin en soi, et non comme artifice mimétique, comme leurre réaliste. Cézanne dans l’ordre du figuratif et Kandinsky dans l’ordre du non-figuratif ont opéré ce même renversement. Kandinsky a ouvert une voie inédite en rattachant la peinture à la révélation de l’esprit des couleurs. La couleur pigment, matière première, est traitée comme un être propre, qui n’existe plus comme phénomène, mais s’impose comme être autarcique et cohérent. Chaque couleur obéit à une sorte de « nécessité intérieure », comme si son essence cachée dans sa profondeur accédait à la pleine manifestation et se mettait à vivre à travers le geste même du peintre. C’est pourquoi Kandinsky peut découvrir et décrire le conatus des couleurs, et suivre leurs tropismes spécifiques, qui expriment leur intériorité physique. « Mon système, basé sur les pigments colorants […] tend à connaître l’intérieur-force, énergie et tension par l’observation optico-psychologique » (Kandinsky, 1975, p. 46, in Choulet, 1993, p. 212). Dès lors chaque couleur est accompagnée d’un pouvoir d’affection propre, sans être subordonnée au préalable à une représentation d’un objet ; de là l’émanation d’une Stimmung qui permet au regard de faire directement l’expérience pure de l’Être (M. Henry). « On se concentrera tout d’abord sur la couleur isolée, laissant agir sur soi la couleur seule » (Kandinsky, 1989, p. 142, in Choulet, 1993, p. 214). « Certaines couleurs peuvent avoir un aspect rugueux, épineux, d’autres, par contre, donnent une impression de lisse, de velouté que l’on a envie de caresser (le bleu outremer foncé, le vert de chrome, le carmin). Il existe également des couleurs qui semblent molles (carmin) ou d’autres qui apparaissent dures (vert de cobalt, oxyde bleu-vert), de sorte qu’à peine sortie du tube, la couleur semble sèche. » (Kandinsky, 1989, p. 109-110 in Choulet, 1993, p. 218). Même le noir (chez Soulages) et le blanc sont à présent traités comme couleurs, qui nous permettent de sym-boliser avec l’originaire : « A l’analyse, le blanc, que l’on considère souvent comme une non-couleur depuis les impressionnistes « qui ne voient pas de blanc dans la nature », est comme le symbole d’un monde, où toutes les couleurs en tant que propriétés de substances matérielles, se sont évanouies. Le blanc sur notre âme agit comme un silence absolu. Ce silence n’est pas mort, il regorge de possibilités vivantes. C’est un rien, plein de joie juvénile, ou, pour mieux dire, un « rien » avant toute naissance, avant tout recommencement » (Kandinsky, 1989, p. 48). Ainsi donc la couleur picturale, par sa résonnance interne-externe, fait vibrer le sujet, parle directement à son âme et constitue donc une des voies de la spiritualisation de la matière. « L’harmonie des couleurs doit reposer uniquement sur le principe de l’entrée en contact efficace de l’âme humaine » (Kandinsky, 1989, p. 112, in Choulet, 1993, p. 222).
2. Dès lors on peut s’attendre à ce que les couleurs ne se voient plus attribuer des valeurs subjectives voire ambivalentes, comme le laisse encore croire la symbolique culturelle des couleurs, mais une fonction d’expression immédiate d’un sens physique. Mais l’expression peut s’entendre en plusieurs sens :
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- on mettra à part d’abord l’interprétation instrumentale qui fait de la couleur un « moyen d’expression » des états d’âme de celui qui s’en sert, car la couleur n’est qu’un moyen parmi d’autres.
- plus significative sera l’approche hégélienne qui voit dans la couleur la détermination picturale la plus proche de l’esprit. Bien plus que la simple forme (en sculpture), le coloris (dans la peinture) permet moins de traduire un sens spirituel que de l’incarner, de le faire passer de l’abstraction universelle à la particularité concrète : elle est ainsi « l’expression d’une animation intérieure, l’affleurement du “subjectif de la vitalité” » de l’esprit (Doz, 1993). Dès lors la signification ne vient pas s’ajouter comme de l’extérieur à la couleur, elle lui est immanente, bien plus un sens est originairement compris dans la couleur et sert de force motrice à son auto-manifestation.
- Mais on peut aller plus loin encore et voir dans l’expression le processus même de co-émergence dans le visible de la couleur et de sa Stimmung. C’est ce que retrouve J.P. Sartre devant un tableau du Tintoret : « Cette déchirure jaune du ciel au-dessus du Golgotha, le Tintoret ne l’a pas choisie pour signifier l’angoisse, ni non plus pour la provoquer ; elle est angoisse et ciel jaune en même temps. Non pas ciel d’angoisse ni ciel angoissé ; c’est une angoisse qui a tourné en déchirure jaune du ciel, et qui, du coup, est submergée, empâtée par les qualités propres des choses, par leur imperméabilité, par leur extension, leur permanence aveugle, leur extériorité et cette infinité de relations qu’elles entretiennent avec les autres choses » (Sartre, 1985). Il en irait donc de la couleur comme des rythmes dans l’ordre des sons, si l’on peut convenir avec Meschonnic que le rythme n’est pas la forme sensible d’un sens transcendant, mais l’unité indissociable d’un sens rythmant ou colorant (Meschonnic, 1982). La couleur comme le rythme seraient des structures archaïques accouchant d’un sens lié et non libre. La couleur est à la fois nature naturante et nature naturée (Haar, 1991).
3. Il en résulte dès lors une approche renouvelée du symbolisme des couleurs, qui ne résulte pas tant d’une codification emblématique générée par un intellect instituant, mais qui prend naissance au sein même de l’affect coloré. Comme l’a noté en ce sens Claudel (Claudel, 1989), la couleur, par sa vibration psychique, infléchit, oriente notre esprit vers des états d’âme que la symbolique vient solidifier, cristalliser. La valeur symbolique n’est pas appliquée à la couleur, mais monte de la couleur ; elle n’est pas une Idée de l’esprit venant informer l’expérience sensorielle, elle s’actualise au contraire dans le prolongement d’un ébranlement de la sensibilité qui stimule un effet anagogique qui se termine en pensée.