Problèmes philosophiques de la couleur

Philosophical issues with color

Résumé

Le phénomène des couleurs s’est retrouvé au cœur de nombreuses problématiques philosophiques contemporaines. Ce recentrage est sans nul doute le résultat d’un changement de paradigme épistémique de la pensée, qui a échangé la position monarchique de l’activité intellectuelle contre celle de la sensibilité et de l’affectivité. La vérité transite toujours par un vécu de conscience, par ses résonnances, qui devient ainsi un lieu d’explication et de compréhension des activités cognitives, au même titre que l’instance logico-linguistique. La perception des couleurs ne relève plus ni d’une simple opération mécanique de réceptivité ni d’une opération intellective de jugement, mais d’abord d’un sentir poétique, qui s’épanouit dans une zone continue mi-objective, mi-subjective. Mais loin d’induire un pur subjectivisme, cette relecture de la perception des couleurs nous met en présence d’une donation d’un mode d’être originaire, qui n’est pas moins que l’objet, mais plus que lui, qui n’est pas déposé sur l’objet, mais se tient derrière lui, puisqu’il en livre la « chair » première dont le regard ne peut jamais épuiser l’insondable et sauvage profondeur. Il devient dès lors vain de vouloir domestiquer la couleur, de la coder, de la quantifier, de la calculer dans ses harmonies ; elle constitue, dans le meilleur des cas, une expérience originelle du monde, qui exige patience, répétition, imprégnation, qui ménage toujours du caché et de l’imprévisible. Elle devient l’occasion d’éprouver, dans son jeu de différenciation sans fin, l’infini dans le sensible.

Abstract

The phenomenon of colors has found itself at the heart of many contemporary philosophical issues. This refocusing is undoubtedly the result of an epistemic paradigm shift in thought, which exchanged intellectual activity’s monarchical position for sensitivity and affectivity. The truth always passes through an experience of consciousness, through its resonances, which thus becomes a place of explanation and understanding of cognitive activities, in the same way as the logico-linguistic instance. The perception of colors is no longer a matter of a simple mechanical operation of receptivity nor an intellective operation of judgment, but first of all a poetic feeling, which flourishes in a continuous zone that is half-objective, half-subjective. But far from inducing pure subjectivism, this rereading of the perception of colors puts us in the presence of a givenness of an original mode of being, which is not less than the object but more than it, which It is not placed on the object, but stands behind it, since it delivers the primary « flesh » of which the gaze can never exhaust the unfathomable and wild depth. It therefore becomes vain to want to domesticate color, coding it, quantifying it, and calculate its harmonies; it constitutes, in the best case, an original experience of the world, which requires patience, repetition, and impregnation, which always includes the hidden and the unpredictable. It becomes the opportunity to experience, in its game of endless differentiation, the infinite in the sensible.

« Il subsistera toujours quelque chose de plus que les mots n’épuiseront pas, et qui ne sera pas un accessoire, un superflu luxueux du ton, mais son essence même. C’est pourquoi les mots sont et resteront simplement des indications, des marques assez extérieures des couleurs » (Kandinsky, 1989, p. 164).

« La couleur ressemble fort au Dieu de la théologie négative que les catégories de la rationalité ne peuvent jamais appréhender adéquatement et dont on ne peut parler qu’à condition de ne rien en dire » (Lichtenstein, 1992, p.13).

La démarche philosophique rencontre la question de la couleur sur un mode ambigu : d’un côté elle est omniprésente dans toute théorie de la connaissance, parce qu’elle est, avec la forme, une des déterminations visuelles constitutives du sensible ; mais de l’autre, elle n’est précisément qu’un aspect particulier du réel (puisque seulement visuel), instable (du fait de ses variations subjectives locales et temporelles), bref une qualité seconde contingente, qui est subordonnée à la catégorie plus éminente de matière (hylè, materia), voire d’étendue (res extensa). Aussi ne faut-il pas s’étonner que la couleur soit le plus souvent moins appréhendée pour elle-même, comme phénoménalité propre, irréductible, que comme exemple parmi d’autres des théories de la représentation du monde sensible en général.

Il convient donc de différencier deux types d’analyses et de discours philosophiques :

  • soit la couleur est appréhendée comme exemple qualitatif, à côté des sons, saveurs, etc. de sensible ; elle est alors traitée comme une des qualités les plus instables (elle n’est plus perçue la nuit, à la différence des sons, odeurs ou saveurs) qui induit la position du scepticisme par rapport à la vérité objective de l’expérience. La couleur peut être considérée comme le plus bas degré du sensible et le plus éloigné de l’intelligence essentielle des corps ;
  • soit la couleur est traitée comme mode générique de l’apparition phénoménale des choses, soit sous l’angle des matières pigmentées, soit sous l’angle de la manifestation des choses en présence du prisme de lumière. Dans cette perspective la philosophie de la connaissance est entrainée vers des hypothèses scientifiques sur les conditions génétiques de la phénoménalité des couleurs, selon qu’elles dépendent de la lumière seule (Newton) ou d’un rapport dynamique entre la lumière et l’ombre (Goethe). Elle devient dès lors l’enjeu d’un affrontement entre science positive des mécanismes de la nature et Natur-philosophie qui fait participer les activités de l’esprit à la constitution du monde phénoménal.

De manière générale la coloration des choses intervient dans la philosophie de la connaissance classique (jusqu’au XXe siècle) à tous les échelons de la théorie de la perception:

  • nature du substrat matériel du perçu
  • hiérarchie ou égalité des qualités sensibles
  • passivité ou activité du sujet percevant et connaissant
  • structuration prédominante des représentations empiriques par l’impression ou par le concept.

Dans chacun de ces cas, la couleur est convoquée comme témoignage en faveur d’une des thèses oscillantes entre matérialisme ou idéalisme, empirisme ou rationalisme, objectivisme ou subjectivisme.

Pourtant l’apport philosophique à la compréhension de l’être de la couleur s’est renouvelé dans la pensée contemporaine, à mesure que sous les avancées des descriptions positives des sciences (neurophysiologie, psycho-sociologie, Gestalt-théorie) la philosophie a développé des méthodes nouvelles pour rendre compte de la séquence perceptive du réel :

  • phénoménologie (Ed. Husserl, E. Strauss, M. Merleau-Ponty, J.P. Sartre)
  • herméneutique de la compréhension du sens du donné perceptif (H.G. Gadamer, P. Ricoeur)
  • théorie analytique des actes linguistiques, pragmatique (avec la position particulière de Wittgenstein)
  • transposition de ces méthodes à l’esthétique et à la lecture des œuvres en histoire de l’art (Ehrenzweig, etc.) ; les couleurs pigments et la recréation d’un monde perçu propres à l’activité artistique permettant de mieux circonscrire le phénomène perceptif que la perception intéressée et adaptative.

Il en est résulté l’abandon de théories dogmatiques au profit de méthodes de description de la complexité des processus, doublé d’un intérêt accru pour la couleur seule, stimulé en particulier par l’évolution de la peinture vers l’art non figuratif, qui abandonne le dessin formel (Kandinsky, Matisse, etc.), voire l’art monochrome (Pollock, Y.Klein, etc.). Paradoxalement la couleur sert de plus en plus à renouveler les théories du connaître et du sentir (avec la remise en question de l’opposition de fait et de droit entre le sujet et l’objet), mais au prix d’un reflux de la couleur elle-même vers une énigme, un mystère et donc en fin de compte un non-savoir croissant. De sorte que la couleur, à mesure que s’accumulent les savoirs objectifs sur sa perception, semble défier toute intellection intégrale.

Bibliographie

  • Ehrenzweig A. (1982). L’ordre caché de l’art. Paris : TEL Gallimard. 378 p.
  • Gadamer H.G. (2018). Vérité et méthode (édition intégrale). Paris : Points, 816 p.
  • Goethe J. W. (1996). Le traité des couleurs. Paris : Triades. 304 p.
  • Husserl E. (1989). Chose et espace. Paris : PUF. 496 p.
  • Kandinsky W. (1989). Du Spirituel dans l’art. Paris. Gallimard : Essais, 216 p.
  • Lichtenstein J. (1992). La couleur éloquente. Rhétorique et peinture à l’âge Classique. Paris : NRF Essais. 360 p.
  • Merleau-Ponty M. (1985). L’œil et l’esprit. Paris: Folio Essai. 92 p.
  • Merleau-Ponty M.( 1979). Le visible et l’invisible. Paris : TEL Gallimard, 364 p.
  • Strauss E.(1989) , Du sens des sens. Grenoble : Ed. J. Million. 478 p.
  • Villela-Petit M. (1995). « L’affectivité de la couleur ». In Celis R., Brisart R. La voix des phénomènes. Bruxelles : Presses de l’université Saint-Louis. 461p.

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