Dans les années soixante, les idoles bariolées du Pop Art transforment les sublimes monochromes de l’art abstrait en nuées polychromes malicieusement kitsch, comme pour servir de toile de fond au crépuscule des « Grands Récits ».
Après le règne du visage blanc, qui trouve son alpha dans la Véronique d’un Christ inlassablement blanchie par les peintres européens, et son double oméga dans le Carré blanc sur fond blanc de Malevitch et le canon aryen de l’art nazi, l’homme semble avoir retrouvé ses couleurs d’Arlequin et le monde sa richesse chromatique. Tout se passe comme si « l’homo polychromatus », dans lequel l’Occident a vu, à travers le prisme dominant de l’Anthropodicée hégélienne, le stade le plus primitif de l’humanité, revenait à la « première » place des défilés de mode, dans une sorte d’éternel retour facétieux et kitsch.
C’est à distinguer ces nuances d’incarnats que s’adonnera le volet philosophique de l’encyclopédie numérique des couleurs.
In the 1960s, the colorful idols of Pop Art transformed the sublime monochromes of abstract art into mischievously kitsch polychrome clouds, as if to serve as a backdrop for the twilight of the “Great Stories”. After the reign of the white face which finds its alpha in the Veronica of a Christ tirelessly bleached by European painters, and its double omega in the White Square on a White Background by Malevich and the Aryan canon of Nazi art, the man seems to have regained its Harlequin colors and the world its chromatic richness. Everything happens as if the « homo polychromatus », in which the West saw, through the dominant prism of the Hegelian Anthropodicea, the most primitive stage of humanity, returned to the « first » place of the parades fashion, in a kind of eternal facetious and kitsch return. It is to distinguish these shades of incarnates that the philosophical part of the digital encyclopedia of colors will devote itself.
Dans les années soixante, les idoles bariolées du Pop Art, qui chantent la gloire éphémère des stars du showbiz, du business et de la politique confondus dans une ambiance cool, transforment les sublimes monochromes de l’art abstrait en nuées polychromes malicieusement kitsch, comme pour servir de toile de fond au crépuscule des Grands Récits, qui va de pair avec la fin piteuse des empires coloniaux, la lutte victorieuse des minorités de genre et de couleur, et la mondialisation du régime démocratique capitaliste occidental.
Après le règne du visage blanc, qui trouve son alpha dans la Véronique d’un Christ inlassablement blanchi par les peintres européens, et son double oméga dans le Carré blanc sur fond blanc de Malevitch et le canon aryen de l’art nazi, l’homme semble avoir retrouvé ses couleurs d’Arlequin et le monde sa richesse chromatique. Tout se passe comme si « l’homo polychromatus », dans lequel l’Occident a vu, à travers le prisme dominant de l’Anthropodicée hégélienne, le stade le plus primitif de l’humanité, revenait à la « première » place des défilés de mode, dans une sorte d’éternel retour facétieux.
C’est dans ce monde de l’art à l’état gazeux (Michaud) presque totalement esthétique, touristique et ordonnancé par des biennales (Lafargue, 2011) que les artistes les plus influents, Andy Warhol, Gilbert and George, Jeff Koons, ORLAN, Takashi Murakami, Matthew Barney, etc., réalisent des œuvres, le plus souvent des performances multimédia, où les corps se parent de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Suivant l’exemple de Leni Riefenstal, délaissant la beauté blanche du troisième Reich pour glorifier les corps multicolores des Nubas, la majorité des expositions célèbrent aujourd’hui la beauté du corps polychrome des Omos, des Papous, ou des Indiens d’Amazonie ; non plus comme des beautés exubérantes car primitives, mais comme des beautés « premières », qui nous donnent à voir que tout corps est peint, métissé et nuancé ; même le blanc.
Comment interpréter le retour de cette sarabande de corps polychromes, tatoués ou peints, qui paradent du Brésil au Japon, en passant par la Papouasie, l’Afrique, les Amériques, l’Australie et l’Europe, et pas seulement lors des carnavals ou des gay prides, mais dans la rue, les pages, la télévision et le net ?
Dans le prisme de l’éternel retour nietzschéen, on peut penser que le postmodernisme, de par son pluralisme même, favorise la reviviscence d’une polychromie, non plus religieuse et guerrière, mais enjouée et versatile car folklorique et kitsch. Le colossal Puppy en fleurs multicolores de Koons qui veille sur le Guggenheim de Bilbao en changeant de couleurs suivant les saisons est le sphinx de notre temps. Son symbole comme son symptôme ! Chimère hybride d’homme, d’animal et de fleur, il présente à ses visiteurs un miroir grossissant de leur propre bigarrure. L’Égypte des pharaons s’effondra de ne savoir répondre à l’énigme du sphinx, que son génie artistique avait créé comme le symbole de leur symbolisme. Elle passa la main au génie grec démocratique d’Œdipe, Sophocle, Socrate, Phidias et Périclès, qui réussit à répondre à sa question, en faisant de l’homme-citoyen le pilier fondamental de la culture grecque. Le sphinx fleuri de Koons ressemble à ces admoniteurs qui, dans les premiers tableaux perspectivistes de la Renaissance, invitent les spectateurs à l’imiter pour mieux entrer dans la fiction, la petite histoire, la « storia ». À l’image du « chien de feu » aux deux visages du Zarathoustra, il demande au visiteur touriste dans la langue « gazée » d’un Crébillon, : « Es-tu cet homme de « la ville de la vache multicolore », « peinturluré et recouvert de bouts de papiers assemblés à la colle », que Zarathoustra pourfend comme une éponge sans goût ni style ? Ou bien un Surhomme/Vertumne/Don Juan de la connaissance désireux d’expérimenter, en bon fleuriste, les mille e tre figures d’existence ?
Cave Puppy! C’est la qualité, aristocratique, de l’expérience esthétique qui fait celle de la vie dans notre monde de l’art.
L’esthétique de Nietzsche, parce qu’elle s’attache à distinguer, avec les mille yeux perspectivistes du médecin généalogiste, la rengaine nihiliste de l’éternel retour de l’identique de la ritournelle joyeuse de l’éternel retour du même, apparaît le plus à même aujourd’hui de nous aider à interpréter ces résurgences du corps polychrome kitsch à l’ère d’un mondialisme post-colonialiste et multiculturaliste, où le souci de soi prend une tournure dermographique.
Dans l’aphorisme 426 d’Aurore, Nietzsche écrit :
« Tout penseur peint son monde à lui et les choses qui l’entourent avec moins de couleurs qu’il n’en existe et il est aveugle à l’égard de certaines couleurs. Ce n’est pas là uniquement un défaut. Grâce à ce rapprochement et à cette simplification, il introduit, dans les choses, des harmonies de couleurs qui ont un grand charme. […] Peut-être est-ce par cette voie seulement que l’humanité a appris la jouissance en regard de la vie […]. Certains individus s’efforcent de sortir de ce daltonisme partiel pour parvenir à une vue plus riche […] : S’ils y trouvent des jouissances nouvelles, ils sont forcés d’en perdre des anciennes. »
En perdant les certitudes, religieuses ou idéologiques, de son prisme, toute culture prend le risque de perdre son identité, mais aussi de gagner en nuances. Les couleurs, Goethe l’a remarquablement montré, agissent comme des affects, des passions et des actions sociales et personnelles. L’« Action Painting » des couleurs claque comme un drapeau expressif en quête de reconnaissance. Autant d’hommes, autant de « techniques du corps peint », de types d’incarnation, propres à révéler sa dominante, ses goûts, sa température, son humeur, sa vitesse, son rythme, sa personnalité.
C’est à distinguer ces nuances d’incarnats que s’adonnera le volet philosophique de l’encyclopédie numérique des couleurs.