Nous vivons, au travers de nos écrans, un « modèle réduit » du monde. Pour prendre un exemple concret, on peut évoquer la couleur pourpre, ce mélange de rouge et de bleu qu’on ne trouve pas dans l’arc-en-ciel, qui peut cependant être simulé sur un écran vidéo, mais qui n’exprime véritablement ses qualités que sur un support teinté de divers composés naturels ou synthétiques.
We experience, through our screens, a “scale model” of the world. To take a concrete example, we can evoke the color purple, this mixture of red and blue that is not found in the rainbow, which can however be simulated on a video screen, but which does not express its qualities only on a support tinted with various natural or synthetic compounds.
« La vieille expérience du spectateur de cinéma qui retrouve la rue comme prolongement du spectacle qu’il vient de quitter – parce que celui-ci vise à reproduire exactement le monde des perceptions quotidiennes – est devenue un critère pour la production. Plus elle réussit par ses techniques à donner une reproduction ressemblante des objets de la réalité, plus il est facile de faire croire que le monde extérieur est le simple prolongement de celui que l’on découvre dans le film. Il ne faut plus que la vie réelle puisse se distinguer du film » (Adorno, Horkheimer, 1944).
Dans ce passage traitant de « La production industrielle de biens culturels », Max Horkheimer et Theodor Adorno avaient décrit un processus de naturalisation de la fiction et envisagé la possibilité que notre perception de la réalité puisse s’en trouver déformée, voire manipulée. Cette dernière éventualité a été avérée, mais elle ne tient pas seulement au progrès des techniques de « reproduction ressemblante des objets de la réalité ». Si ce devait être le cas, on pourrait imaginer que, l’écart visible et audible entre la réalité et sa reproduction se réduisant sans cesse, il deviendrait pratiquement impossible de distinguer une imitation d’un original. Un artefact pourrait être confondu avec la réalité qui l’a inspiré… Ce qui était, en somme, la promesse de la réalité virtuelle. Or cette dernière est, par construction, susceptible de reproduire plus que l’apparence des choses, ce « plus » qui définit la réalité augmentée compensant, au passage, les éventuelles imperfections qui pourraient subsister dans ses simulacres : « Ces simulations sont purement symboliques et ne peuvent être considérées comme des phénomènes représentant une véritable réalité, mais plutôt comme des fenêtres artificielles nous donnant accès à un monde intermédiaire, au sens de Platon, à un univers d’êtres de raison, au sens d’Aristote. De cette réduction symbolique, qui est aussi une réduction de réalité, on est cependant en droit d’attendre une augmentation d’intelligibilité » (Quéau, 1993).
Pourquoi pas ? Après tout, notre besoin de certitude est si impérieux que nous sommes prêts à accepter toute proposition qui se présente sous l’aspect rassurant d’une autorité. Et quoi de plus rassurant que l’autorité scientifique ? Or, en matière de reproduction des couleurs sur les écrans, depuis les tubes cathodiques jusqu’aux plus récentes techniques à base de diodes électroluminescentes, le problème qui se pose aux acteurs de ce secteur – scientifiques, inventeurs, constructeurs, créateurs de contenus, producteurs – est celui d’une référence partagée… De même que, en matière de distances, une référence aux « étalons » qui garantissent qu’un « mètre » mesuré avec deux instruments différents corresponde bien à la même longueur. Voilà pourquoi un « Atlas des couleurs » destiné aux teinturiers, avait été constitué par Michel-Eugène Chevreul en 1860 et que, entre autres tentatives plus anciennes comme plus récentes, une « Classification générale méthodique des couleurs » avait été établie (norme AFNOR NF X08-010, 1977) avant d’être annulée en 1994. Depuis cette date, différentes normes ont été proposées, notamment celle qui définit le standard sRVB (CEI IEC 61966-2-1, 1999) et qui est la plus communément admise, ou le DCI-P3 utilisé par certains professionnels afin d’accéder à une gamme plus étendue de couleurs. Quant aux méthodes de codage, on distingue principalement le RVB (rouge, vert bleu, utilisé pour l’affichage sur les écrans en raison de leur technologie), le CMJN (cyan, magenta, jaune, noir, employé dans le domaine de l’imprimerie), le TSL (qui exprime les couleurs selon leur teinte, leur saturation et leur luminance), et un code hexadécimal. Avec un tel dispositif normatif, on devrait donc être assuré que l’ensemble des couleurs que nous pouvons percevoir sera représenté sur un écran… Ou, du moins, que toutes les couleurs que nous pouvons percevoir dans la nature seront transcodées en autant de couleurs perceptibles sur les écrans.
Nonobstant, nous ne percevons jamais les couleurs que « situées ». Nous voyons effectivement une aile de papillon, une moire, l’étoffe pourpre d’un cardinal de l’Église romaine sur nos écrans, mais si nous faisons varier l’angle de notre regard, ces couleurs restent les mêmes, tandis que, dans la réalité, les couleurs de l’aile du papillon changent et que les motifs de la moire sont modifiés, tandis que la texture et les plis du vêtement cardinalice font apparaître sa couleur pourpre plus ou moins écarlate, plus ou moins homogène… Et, de plus, ce premier constat ne prend en compte que l’aspect psychophysiologique de la perception. Mais si on voulait un peu l’approfondir, il faudrait y inclure tout ce qui fait qu’on ne perçoit pas seulement une couleur, mais un ensemble de qualités liées à la chose sur laquelle elle apparaît et à ce que nous en savons. Par exemple, la teinture pourpre des étoffes peut être obtenue à partir de plantes (garance, indigo), d’un lichen (orseille), d’insectes (cochenille) ; elle peut être synthétisée à partir de l’acide urique contenu dans du guano (murexide) ou de colorants chimiques, ou encore en mélangeant des couleurs primaires (bleu et rouge). Mais, à l’origine, c’est le murex, un coquillage de la famille des muricidés, qui a fourni la teinture connue sous le nom de pourpre de Tyr ou de pourpre impériale – ainsi nommée parce que seuls les imperatores pouvaient porter des vêtements entièrement colorés en pourpre.
Cette teinture était en effet particulièrement précieuse en raison de la complexité de son procédé de fabrication et de la délicatesse des manipulations qui étaient requises de la part de ses producteurs : récolte des coquillages, principalement sur la côte est de la Méditerranée ; extraction de la glande qui contient le pigment en pratiquant une incision du coquillage à l’endroit précis d’où elle peut être retirée ; oxydation, le plus souvent au moyen de sel marin et, parfois, accélérée par une exposition au soleil afin que le liquide, initialement jaune verdâtre, vire au pourpre ; filtration et purification. Ensuite, la teinture devait être fixée sur les fibres de l’étoffe qui en avait été imprégnée, traditionnellement par séchage au soleil. La couleur pourpre a été et reste, par conséquent, particulière car, outre qu’elle ne se trouve pas dans l’arc-en-ciel et ne peut donc pas être synthétisée par le mélange d’une lumière blanche et d’une seule lumière monochromatique, elle ne pourra jamais être appréhendée par un individu du XXIe siècle qui la voit, approximativement synthétisée, sur un écran, comme elle l’était par un romain de l’époque impériale ou par un fidèle des cérémonies dans lesquelles les dignitaires des Églises catholiques déployaient ce symbole du pouvoir.
Il faudrait être de mauvaise foi pour soutenir l’idée que les écrans ne reproduisent pas fidèlement l’apparence des choses et, de toute façon, il n’est pas interdit de préférer l’apparence des choses aux choses mêmes : ils nous protègent en « faisant écran ». Cependant, cette mutation de l’expérience directe du monde à une expérience « instruite » équivaut, quel que soit son « narratif », à l’assimilation épistémique du fait et du fait construit ; à la mise sur un même plan, littéralement, de tout ce qui existe, a existé ou existera : le rêve de la « fin de l’histoire » espérée par Francis Fukuyama… Et, heureusement, encore virtuelle.