Le gris du monde contemporain
Sous son apparence festivalière bariolée, le monde contemporain est gris. Tel est le diagnostic que portent aujourd’hui Michel Pastoureau (2016) et Peter Sloterdijck (2022). Se distinguant des autres couleurs par une indétermination indélébile, qui la rend habile à se faire tant leur somme que leur fond, la couleur grise réussit le paradoxe de réconcilier les prismes de Newton et de Goethe pour donner à voir l’atmosphère de liberté in(dé)finie et d’indifférenciation tout aussi in(dé)finie dans laquelle vit l’homme d’aujourd’hui. À quel moment le monde est-il devenu gris ?
Le gris de la fin de l’histoire (Iéna ,1806)
Le gris est la couleur que prend le monde à la fin de l’histoire. L’histoire, en effet, a toujours été celle de la guerre de peuples-gerfauts (Hérédia, 1893) qui ont voulu imposer la couleur de « leur rêve héroïque et brutal » à leurs voisins et, de fil en aiguille, au monde entier. L’histoire a toujours été un « calvaire » cruel et passionné de drapeaux conquérants en quête de la couleur glorieuse qui serait La Couleur de toutes les couleurs ; La Couleur de tous les peuples, La Couleur du monde, La Couleur de tous les êtres humains. Et si les grands conquistadors, qui croyaient réaliser leurs propres ambitions expansionnistes et impérialistes en dressant leurs couleurs sur leur Eldorado, se mettaient, en même temps et plus ou moins inconsciemment, au service d’une passion plus noble et universelle : faire éclore un monde homogène, où tous les êtres humains se savent libres, égaux et frères en droits ! Telle est la thèse, magistrale, que développe Georg Wilhelm Friedrich Hegel.
Le 14 octobre 1806, le philosophe prussien voit Napoléon entrer dans sa ville d’Iéna comme un libérateur. Il reconnaît dans le conquérant, que Vernet ou David peindront en petit fils d’Alexandre, César ou Hannibal, L’Esprit Absolu en personne. Chevauchant Dieu au galop de la « Sinfonia grande » en mi bémol majeur que lui dédie Beethoven, le « grand homme », qui vient de triompher de la coalition des vieilles royautés prussiennes, mettrait fin au « chemin de croix » de l’histoire, en faisant rayonner le principe fondamental de la Révolution française, selon lequel tous les hommes naissent libres et égaux en droits.
De ses premiers travaux sur La Vie de Jésus (1795) et L’esprit du christianisme et son destin (1798) à la troisième édition des Principes de la philosophie du droit augmentée de L’Encyclopédie, qu’il publie en tant que recteur de l’université de Berlin en 1830, Hegel fait du Dieu immuable des philosophes un Esprit Saint qui se réalise dans le temps en s’insinuant dans le cœur des hommes, plus particulièrement celui des « grands ». « Geist ist Zeit ». L’histoire est une théodicée, et donc une anthropodicée, et donc une cosmodicée en quête de son apocalypse/révélation. En d’autres termes, la victoire de Napoléon à Iéna, parce qu’elle est fondamentalement celle de Dieu (Substance éternelle) prenant conscience de lui-même comme « Âme du monde » (Sujet incarné), est la condition de possibilité historico-ontologique du Savoir absolu d’un philosophe parvenu à maturité. En donnant à voir son ultime parure, ou véronique, dans le gris de la redingote et du bicorne de Napoléon, Dieu invite le philosophe allemand chenu à devenir le premier penseur qui se sait gris ; et, par la même occasion, ou « ruse de raison », il fait de l’Europe du nord le phare de la lumière grise d’un monde voué à devenir toujours plus homogène, libre, démocratique, fraternel et laïque dans son panthéisme même.
Le penser gris de la chouette d’Iéna
Dans l’un de ses derniers livres, Principes de la philosophie du droit (1821-23), Hegel condense, avec le génie d’un grand homme grisonnant qui a été élevé dans les séminaires protestants d’Allemagne, la « logique » de son penser gris du gris vespéral du monde :
« Lorsque la philosophie peint son gris sur du gris, une forme de la vie a vieilli et elle ne se laisse pas rajeunir avec du gris sur gris, mais seulement connaître. La chouette de Minerve ne prend son vol qu’à la tombée de la nuit. »
Le « gris » est la couleur crépusculaire que prend la philosophie lorsque l’histoire a terminé la course épique et guerrière de ses héraldiques colorées. Si la parousie grise de Dieu à Iéna favorise l’exaltant – et grisant – Hymne à la joie de Beethoven/Schiller qui chante « la fraternité de tous les êtres humains, et le baiser au monde entier », elle provoque en même temps l’« auflösung » explosion/dissolution/dispersion/dissémination- du Grand Art (romantico-chrétien) en une myriade de petites œuvres. Celles-ci sont d’autant plus exubérantes et chamarrées qu’elles se savent désormais fondamentalement subjectives et insanes, au mieux amusantes ou facétieuses, car délivrées de toute contrainte iconologique religieuse. (Lafargue, 2005, Sloterdijk, 2022). Il en est bien sûr de même des êtres humains. En prenant conscience que le gris est la couleur de l’Absolu qui relève, dans un ultime « aufhebung », leurs vieilles querelles, ils se retrouvent métamorphosés en frères libres et égaux en droits ; et se sentent désormais absolument libres d’arborer, de manière absolument narcissique ou communautariste, leurs couleurs distinctives du moment. (Fischer,2023). Lorsque les héraldiques immémoriales de l’art – et de la religion – sont devenues des « moyens d’expression et de communication irrévocablement dépassés » (Hegel,1820), toutes les couleurs -comme tous les êtres humains- peuvent prétendre valoir autant les unes que les autres, puisqu’elles ne sauraient plus être que des florilèges de gris. Le gris, étale, d’un monde panthéiste voué à devenir le terreau d’une laïcité permettant à tout un chacun de choisir sa vie, ses couleurs et ses croyances en toute liberté ; comme bon lui semble.
Hegel sait que le message d’Iéna mettra du temps à convertir ou « griser » toutes les régions du monde et tous les êtres humains. Il sait aussi, avant que Kojève (1933-39) ou Fukuyama (1992) ne le précisent, que de nombreuses guerres, luttes, manifestes, révolutions et déconstructions (Derrida, 1967) en tout genre seront nécessaires pour que l’humanité toute entière prenne conscience de sa liberté absolue dans le gris universel qui la rassemble et la fonde. Peut-être a-t-il même imaginé, en phénoménologue avisé de la transfiguration de Robespierre, le député démocrate si libéral du Tiers État de 1789, en Père Incorruptible de la Terreur au sortir de la fête de l’Être Suprême, que celles-ci feraient éclore une ère d’états religieusement – et obsessionnellement – séculiers, poussés à transformer le gris, divin et fraternel, des droits de l’homme en un gris profane et despotique. Du gris de la guillotine jacobine au gris des bureaux de la Stasi en passant par le gris des bureaux du KGB ou des SS, et de leurs clones maoïstes ou polpotistes, ce ruban gris orwellien (Orwell, 1949) lui apparaîtrait sans doute comme une écholalie profane et bureaucratique du gris christique de la bure des moines qui, durant des siècles, ont enluminé les chiffres de Dieu sur leurs tablettes de bure pour indiquer aux hommes le chemin du ciel. Tous les chemins mènent, ruse de la Raison, au gris homogène de l’Esprit Absolu prenant conscience de sa liberté absolue !
Le gris d’un monde bureaucratique et laïque, terreau des hommes « pots-de-couleurs »
C’est la métamorphose du Dieu d’Iéna en un état si assuré de son omniscience et omnipotence qu’il prend la figure d’un « monstre froid », gris et bureaucratique, laïque et totalitaire, que dépeignent, en sismographes diligents de la « mort de Dieu », Nietzsche et Kafka. Comment les « derniers hommes » du Zarathoustra ou le Joseph K. du Procès pourraient-ils ne pas reconnaître le « péché originel » de leur « désir de servitude complice » (La Boétie, 1574) dans la toute-puissance de ce Léviathan cynique qui prétend gouverner en leur nom ? De salles de classes grises en salles d’audience grises en passant par des petits plaisirs tout aussi gris, ils attendent la mort, le cœur rongé par un sentiment de culpabilité irrémissible ; une « mort de chien » (Kafka, 1915) qui ne leur laisse pas espérer la moindre rédemption.
À ces morts-vivants font pendant, dans les états démocratiques plus libéraux mais tout aussi bureaucratiques et laïques du « pays de la civilisation », dont Nietzsche trouve le modèle dans les États-Unis d’Amérique, les « hommes-pots-de-couleurs ». Zarathoustra (1883) en fustige l’agitation nihiliste insensée en ces termes :
« Est-ce donc ici le pays de tous les pots-de-couleurs ? Tous les temps et tous les peuples jettent pêle-mêle un regard à travers vos voiles ; toutes les coutumes et toutes les croyances parlent pêle-mêle à travers vos attitudes.
Celui qui vous ôterait … vos couleurs n’aurait plus devant lui… qu’un squelette faisant des gestes d’amour.
Vous dites : « Nous sommes entièrement faits de réalité, sans croyance et sans superstition… Comment pourriez-vous, vous qui êtes des peintures bariolées de tout ce qui n’a jamais été cru, être capables de croire ! Vous êtes des réfutations mouvantes de la foi elle-même… Vous êtes stériles … Le créateur possède toujours ses rêves et ses étoiles ; il a foi en la foi !
Vous êtes des portes entr’ouvertes où attendent les fossoyeurs. »
« À quoi bon ! » répètent en boucle les « derniers hommes » de Nietzsche et Kafka ! Si tout se vaut, rien ne mérite la peine d’en parler ; encore moins de donner le meilleur de soi-même ! Si tout est aussi possible qu’indifférent, pourquoi choisir ? Au sortir de l’ère des états totalitaires privés de la transcendance qu’ils pensaient avoir incorporée, le gris nauséeux de Roquentin (Sartre,1938) devient celui d’une subjectivité en proie au vertige, voire l’angoisse, de l’infinité de possibles que le mode de production capitaliste, dans sa frénésie irrépressible, (Marx, 1844, Zola, 1882) fait briller dans ses vitrines, tels des éphémères mirifiques quasiment indifférenciables (Baudrillard, 1970, La Société de consommation), Le gris de L’Hymne à la joie aura beau devenir en 1985 celui de l’Europe démocratique et laïque, il n’enchante plus ! Il ne fait plus rêver ! Il est devenu trop terne pour donner aux petits enfants désabusés de Fabrice del Dongo le désir de se battre pour lui. Il n’est plus la lumière, fière et discrète, d’un monde d’esprits libres et magnifiquement lettrés qui, élevés aux banquets d’Agathon, Thélème, Urbino, Èpinay, etc., veulent ne jamais en finir de discuter de l’irréductible polysémie de goûts et des couleurs…et libérer l’Amérique ! Pire, ce gris de joie fraternelle vire à la grisaille solipsiste. Il devient synonyme d’indifférencié, terne, morne, ennuyant, déprimé, poussiéreux, triste, vieux et nihiliste dans le cœur de très nombreux « derniers hommes » en fin de vie, qu’ils soient ou non peinturlurés ou tatoués en « pots-de-couleurs » ou « Puppies » de Koons.
Starmania, cet opéra-rock qui attire toujours plus de spectateurs depuis sa création en 1979, est, à mes yeux, l’œuvre qui exprime le mieux ce sentiment d’« à quoi bon » , de fin de monde ou de « no future » en version punk, que les écrivains de l’absurde, d’Heidegger à Houellebecq en passant par Sartre, Beckett, Ionesco, Easton Ellis, etc. n’ont eu de cesse d’inventorier tout au long des vingt et vingt et unième siècles.
« Stone, le monde est stone…j’ai la tête qui éclate ; J’voudrais seulement dormir ; M’étendre sur l’asphalte ; Et me laisser mourir… » entonne Marie-Jeanne avec la voix vaguement voilée de Fabienne Thibeault, que le public reprend, inlassablement, en chœur.
Penser les mille et une nuances de gris de notre temps
Libéré des cadres chromatiques sociaux, symboliques et hiérarchiques qui ont ordonnancé son existence durant des siècles, l’homme du XXIème siècle vit dans un monde « stone » ; un monde d’autant plus fou, flou et flottant que sa cacophonie polychrome ne saurait plus être qu’une myriade d’efflorescences du gris qui le fonde depuis la parousie/ dispersion de Dieu à Iéna en 1806. C’est le gris de cette « branloire pérenne » (Montaigne, 1584) ou « bateau ivre » (Rimbaud, 1871), dont « l’état gazeux » (Michaud, 2003) est habile à mélanger au gré des courants et des vents les genres du Sophiste pour en faire un « tout-monde » indifférencié, créole (Glissant, 1997) et queer (Butler, 1990), une « zone grise » sans frontières ni fin en somme, qu’il nous revient aujourd’hui de penser dans les mille et une nuances de son ambivalence (Pastoureau, 2016, Sloterdijck, 2022).
Du gris, discret et élégant, des atours de « l’honnête iel » cosmopolite d’aujourd’hui, où fleure le délicat petit-gris du pourpoint de l’admirable Castiglione de Raphaël, au gris, fané ou criard, des « derniers hommes » qui attendent la fin en « pots-de-couleurs, en passant par le gris mêmement foncé des tabliers d’ écoliers poussés à devenir des citoyens d’un monde toujours plus libre et laïque par des « hussards noirs, beaux, sévères et …un peu tremblants de leur précoce omnipotence », que Péguy verrait aujourd’hui « gris »…